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Prises de bec au Canard, le journal a du mal à se mettre à la page

Par Julie Berthelier, Lilian Nowak et Nino Marie

Avec 107 ans de satires et 60 ans d’investigations à son actif, le Canard enchaîné semble bien se reposer sur ses lauriers. Une lourde tension générationnelle se creuse entre une vieille garde traditionnelle, aux manettes du journal depuis des décennies, et de nouveaux journalistes qui aspirent à un peu de neuf. Il faut dire que dans les faits, traditionalisme rime plutôt avec sexisme, paternalisme et refus du numérique. Cette crise interne qui enchaîne le Canard impacte-t-elle la légitimité de sa plume ? 

Pour sa défense, la vieille direction, composée notamment de Nicolas Brimo et Erik Emptaz, entrés dans les années 1970, a mené, voire initié, une solide investigation qui fait aujourd’hui la renommée du journal. Les diamants de Bokassa, l’affaire Papon, Alliot-Marie, Pénélope Fillon… Toutes les dérives semblent y passer. Les finances aussi paraissent pérennes. Un solide pactole de 130 millions d’euros est recensé au dernier comptage, sorte d’exception pour un journal toujours resté indépendant et sans publicité. Mais ce butin est justement au centre de la prise de bec. Tandis que les jeunes cohortes y voient une occasion d’investir dans des embauches où dans un véritable développement numérique, la direction frémit à l’idée de picorer dans les caisses.


D’autant que les dépenses se font tout de même, mais “à l’ancienne’’. André Escaro, dessinateur historique de 94 ans, est en effet ciblé par une plainte contre X pour emploi fictif. Le comble est que la plainte a été déposée par Christophe Nobili, le même homme qui avait dégoté l’affaire Pénélope Fillon. Si les faits sont établis, ce n’est pas moins de 3 millions d’euros qui auraient été versés à sa compagne entre 1996 et 2020. Certes ce n’est pas de l’argent public, mais cela entache tout de même l’image du journal, et sa légitimité à dénoncer ce type d’affaires. Et si ces 130 millions traduisaient plutôt un journal qui refuse l’actualité ?

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Les canards dominent les cannes ?

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L’article du Canard enchaîné visant à dévoiler les violences conjugales commises par Adrien Quatennens a été publié sans l’accord de Céline Quatennens, ex-femme du député de la France Insoumise. Cet article traité avec peu de discernement se termine par une phrase qui en a étonné plus d’un. “Sandrine Rousseau va sûrement applaudir”, écrit un journaliste du Canard enchaîné. Cette balle perdue contre la féministe apparait choquante à première vue, mais n’a rien d’étonnant quand on s’intéresse de plus près au sexisme ambiant dans ce journal. “On a un petit décrochage par rapport à la situation actuelle” reconnaît un des journalistes dans l’enquête réalisée par Le Monde1. À l'heure où tous les journaux se demandent comment traiter les sujets de violences faites aux femmes, le Canard ne cache pas ses sous-entendus sexistes. 

Au sein même de la rédaction, les 6 femmes journalistes parmi les 22 journalistes dénoncent une ambiance virile. L’une d’elle témoigne de façon anonyme en expliquant que “quand on imagine à quoi devraient ressembler les rédactions dans les années 1950-1960, eh bien, c’est ça, c’est le Canard”1. Et ces problèmes ne sont pas nouveaux : déjà en 1996, Micheline Mehanna avait tenté d’évoquer la misogynie au sein de la rédaction dans son mémoire de sociologie, que Michel Gaillard avait alors qualifié de "déloyal dans son élaboration, partial dans sa démarche et fallacieux dans son contenu"

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"Dépenser de l’argent, c’est très facile. En gagner, c’est beaucoup plus dur "

Nicolas Brimo, 72 ans, entré au canard en 1971, dans la direction depuis 1991.

L’adaptation à internet n’a pas encore eu lieu au Canard. C’est seulement contraint par l’épidémie du COVID-19 que leur site s’ouvre en 2020. De même, leur compte Instagram apparait ridiculement peu développé, peinant à rassembler 100 likes par publications. À titre comparatif, Le Monde compte 1,6 Million d’abonnés pour un total de plus de 10 milles publications. Et ce n’est que le 1 novembre 2022 que le Canard Enchaîné a commencé à exploiter ce réseau social. Et pour cause : une direction qui ne veut pas se moderniser. C’est quand Hervé Liffran s’exprime sur le besoin d’employer un community manager que Nicolas Brimo rétorque : “ tu as une idée du prix que ça coûte ?”. Le directeur de publication a d’ailleurs l'habitude de dire que “dépenser de l’argent, c’est très facile. En gagner, c’est beaucoup plus dur”. En clair, la vieille garde ne veut absolument pas s’ouvrir ni embaucher de nouvelles personnes. Cette distance vis-à-vis d’internet délégitime l’hebdomadaire à dénoncer des affaires du numérique puisque la vieille garde n’est pas capable de les cerner. Petit espoir tout de même concernant leur compte Instagram, qui tente d’être de plus en plus actif. 

Une direction bien ancrée dans sa mare, et qui ne semble pas évoluer.  C’est dans ce contexte que les canetons se rassemblent et se syndicalisent. Seulement voilà, dans l’entreprise de 50 employés à l’année, le Monde évoque « 49,45 équivalents temps plein (ETP) », ce qui est donc juste en dessous des 50 ETP qui nécessiteraient des droits supplémentaires pour les employés. Dans cette mesure, la création d’une cellule syndicale semble absurde pour les vieux becs, qui perçoivent leur rédaction comme une petite famille. L’un des nouveaux syndiqués explique même que « La direction vit cette cellule comme une déclaration de guerre, […]. On dirait qu’on a commis un crime de lèse-majesté ». Ce SNJ-CGT, mal vécu par certains, porte pourtant l’espoir d’un futur plus jeune pour le Canard. Il permettrait à la nouvelle génération de s'exprimer, mettant de côté la tendance paternaliste qui règne jusqu’alors. 


Donc au final, si les anciens prônent la liberté financière du Canard enchaîné, cette liberté semble conditionnelle. Le canard manque la transition numérique, ne renouvelle pas son personnel et peine à traiter adroitement les nouveaux sujets qui émergent dans l’actualité. Le co-rédacteur de l’hebdomadaire, J-F Julliard, évoque alors ironiquement un « manque de wokisme peut-être ?»

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1 « Conflit de générations au « Canard enchaîné » : « C’est l’histoire d’une boîte où on ne peut pas ouvrir sa gueule » », Le Monde, 08 septembre 2022

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2 « Emploi présumé fictif au Canard Enchaîné : des anciens salariés parlent d’une “magouille entre copains” », Franceinfo, 12 septembre 2022

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3 « Soupçons d’emplois fictif au Canard Enchainé : témoignages exclusifs d’anciens salariés », France Inter, 12 septembre 2022

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4 « Au « Canard enchaîné », une cellule syndicale jette un pavé dans la mare », Le Monde, 26 avril 2022

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5 « Au Canard Enchaîné, la création d'une cellule syndicale divise la rédaction », Vanity Fair, 27 avril 2022

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