La croissance ou le grand mythe à déconstruire
Par Igor Fronty
La conviction partagée par tous que la croissance est une source de bien-être n’est qu’un mythe détaché de la réalité. Ce dernier est entretenu par l’hégémonie culturelle néolibérale qui façonne les discours politiques, médiatiques et universitaires. Pourtant, face aux dangers du réchauffement climatique et à l’explosion des inégalités, l’heure est venue de changer nos mythes pour fonder une nouvelle économie et une nouvelle société.
Le 3 janvier 1946, le général de Gaulle, alors président du gouvernement provisoire, nomme Jean Monnet à la tête du Commissariat général du Plan et fixe à ce dernier un objectif immense : reconstruire et moderniser la France, mise à feu et à sang par les bombardements nazis puis alliés, l’occupation allemande et les opérations de sabotage des résistants français. La France entre alors pleinement dans les « Trente Glorieuses ». Ce chrononyme forgé par l’économiste Jean Fourastié en 1979 désigne la période allant de 1945 à 1975 durant laquelle la majorité des pays développés connaissent une forte croissance économique – de l’ordre de 5% par an – et où le niveau de vie de leurs populations augmente considérablement grâce à de multiples innovations et l’entrée dans la société de consommation. Tous les Français connaissent les bénéfices de cette « révolution invisible », pour reprendre l’expression de Jean Fourastié, tant ils sont enseignés au lycée et constamment rappelés par le système politico-médiatique. Tout comme les « Trente Glorieuses », la sacro-sainte croissance économique est un principe difficilement questionnable tant elle est devenue le graal de l’humanité et tant elle façonne notre rapport au monde et notre compréhension de ce dernier.
Pourtant, même si l’augmentation du niveau de vie des populations durant les « Trente Glorieuses » est bien réelle, cette période, tout comme les bienfaits de la croissance, sont des constructions idéologiques des partisans de la modernisation d’après-guerre et des tenants de la pensée néolibérale et néoclassique.
Le chrononyme de Jean Fourastié impose un récit linéaire du progrès qui serait permis par plus de croissance économique. Le bien-fondé de cette dernière n’est pas questionné par l’expression de Fourastié, pas plus que par les programmes scolaires qui orientent la pensée des jeunes Français en se contentant de souligner les excès de la société de consommation. Les « Trente Glorieuses » sont pourtant caractérisées par un travail ouvrier épuisant et peu rémunéré, notamment exercé par les travailleurs étrangers entassés dans des grands ensembles en périphérie des centres-villes par le pays qu’ils ont pourtant aidé à se reconstruire. Les années 1945-1975 sont également le moment du pillage en règle des ressources naturelles des pays que l’on appelle alors le « Tiers monde » et de la destruction de l’environnement et la surexploitation des ressources terrestres.
La croissance économique comme source de bien-être n’est presque jamais questionnée par les grands médias, les chercheurs, les programmes scolaires ou encore le grand public car l’acceptation de ce mythe détaché de la réalité est le fruit d’une hégémonie culturelle de la pensée néolibérale qui a presque réussi à élever une construction idéologique au rang de loi naturelle.
Pourtant, le bien être n’est pas forcément corrélé à une forte croissance économique. Claude Riveline, ingénieur et professeur à l’École polytechnique ainsi qu’à l’École des mines de Paris, a montré que les Français étaient plus heureux en 1960 qu’aujourd’hui alors que le PIB français était 5 fois inférieur à celui de 2012. Dans son article « Le mythe de la croissance » paru en 2012 dans le Journal de l’École de Paris du management, il affirme « Que se passait-il en 1960 en France ? Chaque Français, en moyenne, disposait de 20 % du revenu de son homologue de 2012. Était-il écrasé de misère ? Pas du tout. Bien au contraire. Il était substantiellement plus heureux qu’aujourd’hui. Cette année-là, les affaires étaient prospères et les lendemains chantaient. […] Une enquête d’opinion révéla que presque tous les Français pensaient qu’ils seraient de plus en plus heureux dans les années suivantes. Aujourd’hui, la même enquête donnerait à coup sûr le résultat inverse ».
Cette déconnexion entre bien-être et croissance s’explique par le fait que seul compte l’augmentation du Produit intérieur brut (PIB). Ce principal indicateur de la bonne santé économique des États dans le monde est pourtant un agrégat qui additionne aussi bien des choses positives que toxiques pour les populations. Ainsi, avoir un accident de voiture fait augmenter le PIB car on dépense en assurance et en frais hospitaliers alors que marcher en bord de plage avec ses amis ne crée pas de croissance car seules les dépenses et les productions, quelque soit leur origine, sont considérées comme positives. En ne prenant en compte que la production de biens et de service, le PIB ne s’intéresse pas non plus au travail des organisations à but non lucratif et passe sous silence la dégradation de l’environnement et les mauvaises conditions de vie et de travail. Ces facteurs ont pourtant un impact direct sur le bien-être des citoyens, ce qui n’est pas toujours le cas de la croissance qui est trop souvent confisquées par les grands acteurs du capitalisme.
La croissance, un mythe qui fait passer la création de richesses avant l’humain et la nature
Dans une tribune publiée en 2017 dans Reporterre le « quotidien de l’écologie », Jean Chamel, anthropologue et chercheur invité à l’University College de Londres (UCL) rappelle que « le grand récit du progrès continu et inéluctable [est] un mythe contemporain. Un mythe, contrairement au sens qui est lui est communément attaché, n’est pas nécessairement faux, et celui-ci en particulier recèle sa part de vérité. Mais par mythe, il faut comprendre avant tout récit dont l’enjeu n’est pas qu’il soit vrai ou faux, mais qu’il donne du sens à l’expérience concrète de ceux qui l’invoquent ». Ce mythe de la croissance structure notre rapport au monde, aux autres et à notre planète en tant que véritable grille de lecture. Le problème n’est pas que l’humanité soit attachée à un mythe mais que nos civilisations fonctionnent selon une construction idéologique qui fait passer la création de richesses avant l’humain et la nature. Cet attachement à un mythe est d’ailleurs nécessaire pour faire société. Dans son best-seller Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Yuval Noah Harari, docteur en Histoire diplômé de l’Université d’Oxford et professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, affirme que « la fiction nous a permis d’imaginer des choses, mais aussi de le faire collectivement » et que « les mythes donnent au Sapiens une capacité sans précédent de coopérer en masse et en souplesse. […] Un grand nombre d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs. Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une Église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – s’enracine dans des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective ».
Le mythe de la croissance s’est imposé dès la fin du XVIIIe siècle lors de la première révolution industrielle avec des penseurs comme David Ricardo ou Adam Smith, considéré par beaucoup comme le « père de l’économie politique ». Quand le libéralisme et les théories néoclassiques de l’École de Chicago (filles des théories d’Adam Smith, notamment développées par Milton Friedman) ont été critiqués dans les années 1930 par John Meynard Keynes, la croissance était toujours le graal des keynésiens. Les années 1960 marquent le retour en grâce des thèses néoclassiques et de leur vision du libéralisme qu’on appelle communément le néolibéralisme. Depuis, leur hégémonie culturelle, notamment en matière de discours sur la croissance, se fait sentir dans tous les programmes politiques de droite comme de gauche, dans les grands médias, dans les universités et dans les programmes scolaires français.
S’il est de bon ton dans les partis à gauche de l’échiquier politique de se montrer comme les seuls capables de porter le projet écologiste au pouvoir, les mouvements qui se réclament du socialisme partagent la même vision que le libéralisme en matière de croissance économique : l’idéal d’autonomie est lié à la production illimitée de richesses et à l’abondance matérielle. C’est pour cette raison que les cadres du Parti socialiste et du Parti communiste français, qui tentent de se teindre en vert, prônent la « croissance verte », véritable oxymore quand on sait que la croissance du PIB est corrélée à l’augmentation de gaz à effet de serre. Dans une note récente, l’Agence européenne pour l’environnement, pourtant peu connue pour son combat écologique radical, a ainsi affirmé que « le découplage entre la croissance et la consommation de ressources pourrait être impossible ». Jusqu’à preuve du contraire, à aucun moment dans l’histoire contemporaine, le PIB mondial n’a en effet augmenté en même temps que l’impact de nos sociétés sur l’environnement ne diminuait. La croissance verte n’est rien d’autre qu’un mythe qui, contrairement à celui des néolibéraux qui est au moins clair sur ses intentions, permet aux dirigeants qui le revendiquent de continuer à promouvoir l’exploitation des ressources naturelles tout en se protégeant de l’accusation d’immobilisme. Même à gauche, rares sont ceux qui ne défendent pas cette véritable fake news. Yannick Jadot, le candidat d’Europe Écologie Les Verts à l’élection présidentielle de 202, s’est ainsi fait le chantre de la croissance verte.
L’hégémonie culturelle des idées néolibérales se fait également sentir à l’Université, laboratoire intellectuel mais aussi – de façon positive comme négative – centre d’endoctrinement majeur. Dans un rapport datant de 2013 sur l’évolution des recrutements des professeurs de sciences économiques depuis 2000, l’Association française d’économie politique (AFEP) a montré que les professeurs hétérodoxes sont une espèce en voie de disparition dans le monde universitaire français. Ces enseignants-chercheurs qui réfutent les thèses néolibérales (dites orthodoxes) et notamment, pour certains, les bienfaits de la croissance économique, ont en effet vu leur part dans le personnel enseignant considérablement diminuer. Alors qu’ils ne représentaient déjà que 18% des nouveaux recrutement entre 2000 et 2004, ils étaient 5% entre 2005 et 2011, soit 6 professeurs sur 120. En ce qui concerne les professeurs d’université, l’AFEP alertait sur « la base d’hypothèses raisonnables » du « tarissement du corps des professeurs diffèrant de l’approche mainstream, et ce d’ici 5 à 8 ans », alors que 84% des 209 recrutements par la voie du concours de l’agrégation entre 2000 et 2011 concernait des professeurs orthodoxes. C’était il y a tout juste 8 ans… Le corps des maîtres de conférence est plus diversifié mais les professeurs d’université sont ceux qui sont garants de la gestion des Masters et qui dirigent les laboratoires, les jurys de thèse et du concours d’agrégation, en bref tout ce qui touche les étapes de la carrière des enseignants-chercheurs. L’opposition entre orthodoxes et hétérodoxes ne se résume pas à l’antagonisme binaire gauche-droite et est nécessaire à la vitalité de notre démocratie et du débat politique. Le risque est bien qu’à terme l’Université entre dans le monde de la pensée unique en matière d’économie.
Inventer de nouveaux mythes remettant l’humain et la nature au centre de l’attention
Face au mythe de la croissance qui n’est plus tenable alors que l’urgence climatique est de plus en plus pressante et que les économies des pays développés – hors reprise suite au Covid-19 – stagnent à 1 ou 2% d’augmentation du PIB par an, Jean Chamel appelle dans sa tribune publiée dans Reporterre à l’invention « d’un mythe qui dépasse celui de la croissance et du progrès ». Selon lui, il faut « proposer un récit qui donne sens aux grandes transformations des 150 dernières années, tout en les considérant comme à peu près achevées afin de dégager l’horizon idéologique et de permettre à d’autres récits pourvoyeurs de sens d’émerger ». En ce sens il souhaite que l’Homme se mettent à « envisager la croissance économique non comme un processus continu d’amélioration du bien-être des gens, mais comme un processus transitoire de transformation de l’organisation sociale. Autrement dit, la croissance de l’économie rend compte d’une réorganisation du fonctionnement social, du passage d’une société majoritairement rurale, peu mobile, énergétiquement sobre, reposant essentiellement sur l’autoconsommation […] à une société urbaine, très mobile, ultraconnectée, hyperconsommatrice de ressources naturelles, au travail salarié hautement spécialisé dans une économie de marché. […] L’évolution du PIB rend compte de cette transformation, et très logiquement il tend à croître de moins en moins vite quand le nouveau monde est à peu près en place, autrement dit quand toute la population ou presque a adopté un mode de vie "moderne" ». Jean Chamel reconnaît que « ce contre-récit est certes un pari sur l’avenir, mais ni plus ni moins que le grand récit de la croissance que dirigeants et médias continuent d’entretenir. Et il a le grand mérite de jeter un regard lucide vers le passé tout en rouvrant l’horizon des possibles, quand le mythe de la croissance nous enferme dans une explication qui ne correspond plus à l’expérience concrète que nous faisons, celle de vivre dans une société à la croissance économique presque nulle ».
Ce changement de mythe est en marche à mesure que l’hégémonie néolibérale est fragilisée par des discours porteurs d’une vision du monde alternative captant de plus en plus l’attention du grand public. Les récentes primaires écologistes ont ainsi favorisé l’émergence de la décroissance dans le débat politique, du fait de prise de paroles remarquées de personnalités comme Delphine Batho et dans une moindre mesure Sandrine Rousseau. La décroissance, mythe alternatif à la croissance, ne signifie pas le retour à l’âge de pierre, contrairement à ce que ses opposants aiment affirmer. La décroissance n’est pas non plus l’inverse de la croissance, soit la récession, ni même de la croissance négative. Dans un récent entretien accordé au média en ligne Blast, Vincent Liegey, ingénieur et chercheur pluridisciplinaire définit d’abord ce concept comme « un slogan provocateur qui nous invite à décroître, à sortir de la religion de la croissance et à sa rappeler deux choses : la croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible […] et elle ne nous rend pas plus heureux. Aujourd’hui on est dans des sociétés où la croissance n’est plus bénéfique au bien-être mais au contraire s’attaque au vivre ensemble, au bien-être, à la solidarité ». Mais la décroissance n’est pas qu’un slogan : elle cherche à renverser de manière démocratique la société de consommation, corollaire de la croissance, pour une économie plus juste, plus soutenable, plus respectueuse de l’humain et de l’environnement. Elle tend aussi à créer un nouveau modèle de société indépendant de la croissance. Vincent Liegey affirme que cela passe par « la décroissance des inégalités […], par d’autres manière de vivre, d’échanger, de produire et de penser la vie ».
La décroissance est taxée d’être une idée déconnectée de la réalité, d’être une construction idéologique de bobos parisiens roulant à vélo dans Paris. Il lui est reproché de ne pas saisir la réalité de la vie des 10 millions de pauvres en France qui ne pourront jamais changer leur mode de vie. Mais qui sont les plus fervents opposant de la décroissance ? Depuis quand les néolibéraux s’intéressent-ils au bien-être des pauvres ? Ce sont eux qui depuis la fin du XIXe siècle maintiennent un système économique et social inégalitaire exploitant les classes populaires et moyennes. Ce tour de force est justement permis par le mythe de la croissance qui fait accepter à l’Homme le fait de ne pas ou peu accéder dans un premier temps aux richesses produites dans l’espoir d’accéder, dans le futur, au mode de vie des plus riches. Ce discours était tenable – mais déjà discutable – quand la croissance était de 5% mais aujourd’hui, alors que les inégalités explosent, ce mythe a perdu son fragile ancrage dans la réalité. Même les socialistes une fois au pouvoir n’ont pas cherché à renverser ce système où 10% des Français les plus riches concentrent 50% des richesses du pays. Au contraire, ce sont bien les partisans de la décroissance qui veulent un monde plus juste, plus égalitaire, plus démocratique, et où l’ascenseur méritocratique fonctionne réellement.
Le mythe de la croissance perpétuelle qui permettait d’éviter la contestation sociale ne fait qu’accentuer la rancœur de ceux qui n’ont pas accès aux richesses dans un monde occidental où l’augmentation du PIB est en panne. Cela fait ainsi le jeu de l’extrême droite et de son discours décliniste qui séduit les citoyens déçus par les renoncements des socialistes en matière d’égalité sociale. Le jeu de la décroissance en vaut donc la chandelle, même s’il peut être lui aussi source de conflits sociaux car les citoyens ne sont plus apaisés par la création de richesse.
Il est important de noter qu’alors que les 10% les plus riches de la planète émettent 50% des gaz à effet de serre et que 1% de la population mondiale émet la moitié des émissions de CO2 du secteur aérien, la décroissance est avant tout un défi pour les pays riches. La grande majorité des habitants des pays du Sud, du fait de leur mode de vie, ne participent en effet pas ou peu au réchauffement climatique, tout comme une part non négligeable de ceux du Nord.
La décroissance est capable de renverser l’hégémonie culturelle néolibérale
L’intellectuel communiste italien Antonio Gramsci, penseur du concept d’hégémonie culturelle, affirmait au début du XXe siècle que la conquête du pouvoir passait par la bataille de l’opinion. La décroissance est capable de gagner « la guerre intellectuelle » définie par Gramsci face aux néolibéraux et aux socialistes ainsi que de conquérir l’hégémonie culturelle pour imposer sa vision du monde. Cette guerre est déjà en marche et son issue est plus probable qu’il n’y paraît. Dans son livre Sapiens, Yuval Noah Harari rappelle que « la coopération humaine à grande échelle reposant sur des mythes, il est possible de changer les formes de coopération en changeant les mythes, en racontant des histoires différentes. Dans les circonstances appropriées, les mythes peuvent changer vite. En 1789, la population française changea de croyance presque du jour au lendemain, abandonnant la croyance au mythe du droit divin des rois pour le mythe de la souveraineté du peuple ». Le XVIIIe siècle était celui de la sécularisation des sociétés occidentales. En 1905, la France sortait enfin de l’emprise de l’Église avec la loi de séparation des Églises et de l’État. Le XXIe siècle, dans la continuité de ce processus de sécularisation, doit être celui de la sortie de la religion de la croissance. Cette sécularisation est une question de survie pour l’humanité.
Louis XVI, ne prenant pas au sérieux la menace de la contestation sociale qui grondait à Paris, écrivait dans son journal un simple mot au sujet des évènements du 14 juillet 1789 : « rien ». Si nous ne voulons pas répéter les erreurs de ce monarque, il est temps de réaliser que la croissance est une impasse et que l’heure est venue de construire collectivement et démocratiquement un nouveau mythe pour ne pas être décapité par la guillotine du changement climatique.