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Darmanin et la fabrique de la peur

Par Manon le Dantec

« Black blocs » ou « écoterroriste », des abus de langage que le ministre de l’Intérieur français n’hésite pas à employer pour effrayer la population, et marginaliser les manifestant·e·s engagé·e·s dans les conflits sociaux actuels. Depuis octobre 2022, Gérald Darmanin fait tourner une usine des fantasmes dans laquelle il transforme et emballe dans des rouleaux de mots celles et ceux qui vont à l’encontre de ses idéaux. Cette pratique vise à affirmer et pointer des ennemis supposés pour justifier leur répression. Bienvenue dans la fabrique de la peur. 

Selon le sociologue Pierre Bourdieu, « le langage est porteur d’un pouvoir symbolique ». Les mots employés sont importants, et cela, le ministre de l’Intérieur en poste depuis 2020 l’a bien compris. Loin d’ignorer que ces mots sont amplifiés selon la position sociale du·de la locuteur·rice, le ministre de l’Intérieur les prononce de manière assumée à plusieurs reprises. L’objectif paraît alors clair, il s’agit de créer un climat d’insécurité. En fait, cette politique généralisée de la peur dans les rapports sociaux profite aux puissant·e·s - dont lui - qui peuvent avoir recours à la violence des forces d’État pour éliminer tous les opposant·e·s réel·le·s et les ennemi·e·s supposé·e·s. 

 

Gérald Darmanin, stratège averti

 

C’est en conférence de presse le dimanche 30 octobre 2022 que Gérald Darmanin prononce pour la première fois publiquement le terme d’« écoterrorisme ». Il qualifie par ce mot la manifestation contre les méga-bassines en construction à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres. Le terme « terrorisme » fait peur. Dans un pays plusieurs fois touché par les attentats, ce terme rebute et rappelle à des milliers de citoyen·ne·s la terreur. Le voilà, on touche du doigt l’objectif du ministre : faire peur. 

 

Après tout, ces dénominations sont une manière simple et efficace de décrédibiliser les militant·e·s écologistes, et de ne pas avoir de comptes à rendre à des gens d’une nature extrême. Avec un simple terme, Gérald Darmanin s’assure qu’il n’y ait aucune remise en question des méga bassines, ceux contre étant des « terroristes ». Ce processus semble fonctionner, alors pourquoi ce maître d’orfèvrerie se priverait-il de recommencer ? Plus récemment, le 1er avril 2023, il retente donc l’expérience et déclare « plus aucune ZAD ne s’installera dans notre pays ». Il y dénonce cette fois ci un « terrorisme intellectuel de gauche »

 

Si pour Sartre, « l’enfer c’est les autres », pour Darmanin donc, les criminel·le·s ce sont les autres et non pas la politique gouvernementale. Pourtant, cette politique est alarmante. Il n’est plus possible d’ignorer les alertes des expert·e·s et scientifiques sur la nécessité de changer de politique pour lutter contre l’aggravation des changements climatiques. Rien que sur le point des méga-bassines, Christian Amblard, directeur de recherche au CNRS et vice-président du Greffe (Groupe scientifique de réflexion et d’information pour un développement durable) affirme depuis 2020, que les méga-bassines conduisent à une évaporation de l’eau et que ”les retenues d’eau aggravent la sécheresse”. Inutile aussi de mentionner que le président Emmanuel Macron a été condamné à deux reprises pour inaction climatique par le Conseil d’État français en novembre 2020 et octobre 2021. 

 

Depuis 2020, ce sont aussi les violences policières qui sont décriées. Un rapport de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits humains) publié jeudi 23 mars, alerte sur les violences policières croissantes. Amnesty International dénonce aussi ces violences et insiste dans son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde paru le 28 mars « Cette année encore, la police a eu recours à la force de manière excessive, sans avoir à rendre compte de ses actes »

Pour Darmanin semblerait-il, pas de quoi s’inquiéter. Pour ne pas attirer l'œil des curieux·ses sur les actions du gouvernement, rien de plus simple, il suffit de pointer les perturbateur·rice·s : celles et ceux qui manifestent contre la politique gouvernementale et qui en subissent les violences (après tout iels l’ont bien cherché). Créer la division au sein de la population s’impose alors comme la meilleure des solutions pour lisser l’image de la politique gouvernementale. Alors que le rôle du ministre de l’Intérieur est de garantir la sécurité des citoyen·ne·s en les protégeant de tout conflit, celui qui doit prévenir et combattre les dangers le fait pour ses propres intérêts. 


Tweet de Gerald Darmanin le 2 avril 2023 : Il y a un terrorisme intellectuel de l’extrême gauche, qui consiste à renverser les valeurs : les casseurs deviendraient les agressés et les policiers les agresseurs. Je refuse d’y céder.           

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La sculpture des mots 

 

Terroristes intellectuels ? Éco terroriste ? Qui sont-ils et existent-ils vraiment ? D’après le linguiste Pierre Charaudeau, ces termes sont des « mots symptômes » c'est-à-dire « chargés sémantiquement par le contexte discursif dans lequel ils sont employés et par la situation dans laquelle ils surgissent ». À chaque mot, un individu associe des évènements, concepts, idées ou émotions propres qui font de ce mot un mot neutre, positif ou bien négatif dans l’esprit de celui qui le visualise. Nommer un phénomène n’est donc pas neutre. En nommant les choses comme telle, le ministre conduit alors la pensée des lecteur·rice·s ou auditeur·rice·s vers un biais de lecture défini - ici dans le cas du « terrorisme » - un biais fortement négatif. L’objectif est purement politique : diaboliser et caricaturer l’autre. 

 

Pour Pierre Bourdieu, ces termes ont d’autant plus d’impact qu’ils émanent d’une figure d’autorité  – ici le ministre de l'Intérieur. La position sociale du·de la locuteur·rice le·la place sur le devant de la scène pour décrédibiliser ses opposant·e·s et les isoler. Cela correspond ni plus ni moins à un rapport de force classique, où le ministre est maître de l’atelier, et les manifestant·e·s stigmatisé·e·s par ses soins. Ce processus de dénomination est articulé par ce même personnage qui, avant même la manifestation du 25 mars  à Sainte Soline, laissait entendre en amont que cette mobilisation  mènerait - inévitablement - à des affrontements. L’ennemi est alors identifié, la violence programmée et le·la manifestant·e piégé·e. 

 

Si ces mots sont pourtant choisis avec précision et en pleine conscience, le députée LFI Thomas Portes précise à propos de “l’écoterrorisme” dénoncé que cette « notion n’existe pas en droit français ». Le terme de terrorisme répond à un statut juridique clair qui à ce jour n’encourt aucune procédure concernant des militant·e·s écologistes. Malgré tout, la banalisation de ce terme à travers des discours de décrédibilisation éloigne les auditeur·rice·s de la réalité et ouvre un nouvel imaginaire. Le politologue Clément Viktorovitch alerte « Que des ministres de la République manipulent à ce point le langage en toute impunité… Cela devrait peut-être nous inquiéter »

 

La création des « black blocs » 

 

Les black blocs n’existent pas. Ce terme est un abus de langage pour désigner des anarchistes qui s’organisent en un « bloc ». Selon David Dufresne, journaliste à Blast et Mediapart, réalisateur du documentaire Un pays qui se tient sage, le bloc est une technique qui vise à « provoquer l’État, afin que l’État montre sa violence ». Dans le bloc, les militant·e·s ont un réel objectif politique. La question ici n’est pas de savoir si leur procédé est juste ou non, mais simplement de rétablir clairement et définir proprement des termes utilisés à tort et à travers. 

 

Cnews décrit ces manifestant·e·s comme « des jeunes radicalisé·e·s et violent·e·s ». Pour Vincent Thierry, auteur de Dans la tête des blacks blocs : vérités et idées reçues, la confusion entre le bloc et les casseurs est entretenue par les médias qui « racontent un nombre de conneries et d’inepties invraisemblables ». Le bloc vise les symboles du capitalisme pour manifester un objectif politique via un mode opératoire - certes radical - tandis que le casseur, lui, n’est qu’un profiteur sans aucun mode opératoire. Il casse et nuit au bloc. 

 

D’ailleurs, ce terme nullement approprié est utilisé par M. Darmanin lorsqu’il déclare - toujours sur la même chaîne - que les « blacks blocs » sont des « black Bourges » et des « casseurs ». Ici, le ministre stigmatise le caractère des manifestant·e·s qui n’apparaissent que par une volonté de casser et empruntent à une violence insensée. C’est aussi une manière hautaine de se considérer comme le modérateur face à des radicaux « Bourges » dangereux. Iels ne sont plus des militant·e·s mais des criminel·le·s à abattre, le fruit de « l’ensauvagement de la société » dixit le même homme en 2020. 

 

Après la fabrique 

 

C’est à la fin de la chaîne de production qu’arrive la notion de « violence légitime » que Gérald Darmanin assume pleinement. La violence de l'État est légitime et il en possède le monopole. C’est là tout le but de notre affaire. Puisque le pouvoir peine à se légitimer autrement, celui-ci a recours à des termes falsifiés pour diaboliser ceux et celles qui lui font obstacle. En affirmant que tous·tes ces manifestant·e·s sont des extrêmes dangereux·ses qui ont pour but de nuire au bien commun, le ministre justifie sa répression féroce par une « violence légitime ». Ces mots pèsent d’autant plus lourd qu’ils sont prononcés par la bouche de celui qui se tait sur les agissements de militants d’extrême droite. Gérald Darmanin fabrique la peur tout en banalisant l’extrême droite. Drôle d’entreprise. 

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