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Crédits : Matthieu Belloc

Travail de nuit, travail qui nuit

Par Matthieu Belloc 

En 2023, le travail de nuit concerne un salarié sur cinq en France. Le secteur connaît une expansion sans précédent avec l’émancipation de nouveaux biens et services sur le marché. Cet exercice, pourtant nocif, est grandement entretenu par la Macronie : elle entend libérer la croissance en continu au prix de multiples contournements du Code du travail.

L’article L3122-32 définit le recours au travail de nuit comme une tâche devant être « justifiée par la nécessité d'assurer la continuité de l'activité économique ou des services d'utilité sociale ». Un œil cynique y verra la parfaite opportunité de mettre à profit une plage horaire historiquement délaissée pour des raisons moralement justifiables. Karl Marx dans Le Capital avertissait : « Le capital est semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail vivant et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage ».

 

La rupture temporelle vers la pleine utilisation de ces heures s’opère pendant les Trente Glorieuses. A l’aube de la globalisation et de la production en continu, une main-d'œuvre immigrée qui peine à faire valoir ses droits se plie aux exigences d’un lobby industriel en pleine expansion. On voyait apparaître ici (à une échelle minime en comparaison des normes contemporaines) les amorces d’un système de travail incontournable au XXIe siècle. Outre les services publics nocturnes d’ordre primaire tels que l'hôpital public et la police, peu de prestataires du privé avaient jusqu’à cette période adopté un modèle organisationnel semblable. La hausse du gain qui en découle a attiré et poussé les entreprises à revoir les détails de leurs clauses d’emploi et de recrutement à travers des accords de branche négociés au préalable. S’est alors opérée une transition vers la production perpétuelle de biens et de services nouveaux. Mais si le travail de nuit est autorisé, celui-ci ne peut se faire sans motif. L’employeur moyen, par souci d’adaptation, a dû créer un fondement sémantique à des tâches nocturnes pourtant néfastes à un fonctionnement corporel sain.

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Crédits : Europe 1

Des libertés à mesurer 

Pour l’inconfort supposé, et justifié, qu’exige un tel système, il est illégal d’imposer à un employé de passer d’horaires diurnes à nocturnes. Le pouvoir décisionnel est par ce biais dans le camp des travailleurs d’un point de vue juridique. Il reste que 3,5 millions de travailleurs exercent en horaires décalés. Comment expliquer que le travail de nuit soit si attractif ? Étant soumis aux facteurs de pénibilité, dans le cadre du Compte Pénibilité, le travailleur avec davantage de 120 nuits par an bénéficie de points pouvant être convertis en heures de formation, en réductions du temps de travail ou en trimestres de retraite. Des majorations de salaire allant jusqu'à 30% sont également prises en compte. Elena, qui exerce à temps partiel dans un centre d’opérations de sécurité depuis un an, atteste : « un avantage que j'y ai trouvé est la possibilité de travailler sur des projets parallèles. Les équipes de nuit sont généralement moins chargées, il est donc possible d'allouer tout le temps libre disponible à la rédaction de thèses, à des formations en ligne, etc. ».

 

La recherche d’une forme de liberté diurne dans les choix de carrière peut certes avoir ses avantages, mais elle ne s’adresse qu’à une classe d’instance dirigeante. D’autant plus qu’une proportion non-négligeable des personnels nocturnes n’a pas cette option et pallie un manque certain de rentrées journalières en combinant emploi de jour et de nuit. Les chiffres concernant le secteur de la santé permettent de démystifier l’idéal du présumé choix d’organisation personnelle dans l’ère de l'«individualisation du travail». L’indemnité compensatrice du travail de nuit des personnels médicaux (infirmiers, aides-soignants…) s’élève à 1,07 € brut de l’heure uniquement. Un rapport de la commission d’enquête du Sénat publié en mars 2022 pointait avec justesse que le fonctionnement de l’hôpital reposait en grande partie sur une « morale du dévouement, voire du sacrifice, qui peut induire un contournement des obligations légales et réglementaires en matière de travail ».

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Crédits : Le Temps

Un exercice nocif

La question de l’état de santé chronique de ces nombreux employés est peut-être la plus préoccupante. Le Code du travail, dans ses grandes lignes, précise que doivent être pris en compte des impératifs de protection de la santé. A cette fin, la consultation du médecin du travail avant la mise en œuvre de l’exercice nocturne est obligatoire. Quoiqu’il en advienne, le corps humain n’est pas fait pour ce type de tâches malgré un suivi médical théoriquement renforcé. Le professeur Léger, neurologue à la clinique du sommeil à Paris, enregistre chaque année davantage de patients souffrant de troubles liés au travail de nuit. Perturbation du rythme circadien (et donc de l’horloge hormonale interne), surpoids, hypertension, diabète, cancer du sein chez les femmes (+ 30% risque en moyenne) sont les principaux effets délétères connus. Des scanners cérébraux font état d’anomalies de la substance blanche entraînant une mauvaise communication entre différentes régions cérébrales. Elena fait un constat rétrospectif « il y a certainement un impact sur ma santé globale entre autres choses comme le stress, la perte de mémoire, la capacité à rester concentrée en dehors du travail, etc. »

Ce cocktail d’effets très indésirables se répercute sur la consommation de tabac, d’alcool ou encore de somnifères afin de répondre à un malaise social plus ou moins profond. « Il m’est désormais plus difficile de rencontrer des amis, de trouver le bon moment pour passer un appel vidéo à ma famille ou d'assister à d'autres événements comme je le souhaiterais », poursuit-elle.  Les maux physio-psychologiques prennent forme lorsque la prise en charge médicale sur le long terme échoue. S’orienter vers la piste de l’épidémiologie socio-démographique fait alors sens dans cette lutte, fatalement.

 

Un sous-jacent de l’ubérisation

A l’aide de matrices d’exposition-travail et d’enquêtes emplois, les institutions dédiées comme l’INSEE fournissent la matière statistique nécessaire à l’appréhension politique du problème. Le positionnement avant-gardiste de cette méthode éclaire certains enjeux contemporains exaspérés par l’ubérisation de notre société.

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Crédits : RTS

Le 10 juillet 2015, la loi Macron est adoptée. Elle mentionne que le travail de nuit ne s’appliquera plus qu’aux industries qui fonctionnent en continu. L’observatoire national de l’ubérisation laisse sous-entendre ce signal politique comme précurseur d’un changement rapide des rapports de force du secteur. L’archétype macronien du travail de nuit, aussi disruptif qu’inflexible, rebat les cartes de tout un système de protection de l’employé (certes, déjà mis à mal).

 

L’octroi de nouveaux statuts par les entreprises fait partie prenante de ce processus. Celui de micro-entrepreneur entre autres peut donner l’illusion d’une certaine souplesse - un argument de ventes en plateforme – mais s’avère bien moins protecteur que le statut de salarié, et fournit des revenus moins élevés. La plupart des entreprises qui y recourent (Uber, Bolt, deliveroo) considèrent qu’elles ne font que mettre des personnes en relation pour un service sur lequel elles prélèvent une commission. A ce titre, elles ne sont pas des employeurs : cela leur permet de ne pas assumer les mêmes obligations que les autres. Les géants du transport-livraison s’exonèrent ainsi de la nécessité d’assurer la santé et la sécurité de leurs salariés, de respecter le Code du travail (durées maximales de travail, congés, salaire minimum…) et de payer des cotisations sociales.

 

L’explication d’une telle influence de ce secteur sur les législations en place trouve nombre de ses réponses dans les UBER Files. La conquête des marchés européens par l’entreprise californienne entre 2013 et 2017 s’est faite avec la complicité d’hommes politiques influents, eux aussi en quête de pouvoir. Emmanuel Macron, a alors été clairement identifié par ses dirigeants comme un allié solide (en tant que ministre de l’Économie) pouvant faire accepter le modèle économique d’UBER en France et assouplir le cadre juridique à son avantage. La réalité du fonctionnement monopolistique qui en a découlé a mis à mal les perspectives de vie d’une génération de travailleurs victimes de cet engrenage, et cela sous la baguette d’un chef d’orchestre aujourd’hui chef de l'Exécutif.

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