Crédits : RFI
Le Soudan ébranlé par une guerre fratricide entre généraux anciennement alliés
Par Léa Le Denmat
Après l’ébauche d’une transition démocratique, le Soudan est aujourd’hui à feu et à sang. Les généraux Hemetti et Al-Burhane, anciens alliés lors du coup d’État de 2021, se disputent le pouvoir depuis des mois. Cet affrontement ravive des tensions historiques, ethniques et politiques, dont les conséquences sont désastreuses pour la population.
Le 11 avril 2019, lorsque l’armée destitue le président Omar el-Béchir, une vague d’espoir envahit le Soudan. Ce coup d’État éclate après des mois de manifestations populaires visant à mettre fin à 30 années d'un régime marqué par la violence. Mais, alors que les citoyens du pays espèrent que les militaires organisent un changement de régime avec la participation de la population civile, les généraux Mohamed Hamdane Dagglo, dit “Hemetti”, et Abdel Fattah Al-Burhan coupent court à toute tentative de transition démocratique en septembre 2021. Abdallah Hamdok, premier ministre de transition, est arrêté et placé en détention. Le gouvernement civil qui devait être constitué meurt dans l'œuf alors que les deux anciens alliés du coup d’État se lancent dans une guerre fratricide pour le pouvoir. Sous fond de stratégie militaire, ce retournement de situation brutal est dû à la volonté d’Al-Burhan d’agrandir son armée. Ce dernier souhaitait que la faction d’Hemetti se joigne à ses rangs, une demande qu’il a refusé dans une volonté de conserver son influence. Ces rivalités pour le pouvoir ont mené au conflit entre les deux groupes armés.
Anciens alliés devenus ennemis, les généraux ont deux personnalités et deux parcours bien différents. D’un côté, le général Al-Burhan, à la tête du pays en attendant la transition démocratique, est perçu comme un homme d’élite, représentant le gouvernement et disposant de l’armée d’État, les Forces de l’armée soudanaise (FAS). De l’autre, le général Hemetti, contrôle les Forces de soutien rapide (FSR), une milice paramilitaire. Il se dépeint comme la figure salvatrice de la démocratie. Les FSR sont tristement connus pour avoir mené des exécutions sommaires, des tortures et des viols au Darfour. Les FAS ont elles aussi semé la terreur dans cette région en bafouant les droits humains, avec l’utilisation d’armes chimiques notamment.
Pendant ce coup d’État, le général Al-Burhan prend l’antenne et annonce la suspension du conseil de souveraineté chargé de la transition démocratique. Il décrète l’état d’urgence, coupe internet dans le pays et les soldats prennent d'assaut le siège de la radio-télévision d’État. Suite à cela, des milliers de Soudanais manifestent dans la capitale et appellent à la “grève générale” ainsi qu’à “sauver la révolution” qui avait mené au renversement d’Omar al Bachir en 2019. Durant les protestations, au moins 7 personnes sont mortes sous les tirs de l’armée et plus de 140 autres ont été blessées. Malgré les condamnations de la communauté internationale, la situation du pays n’évolue pas et la population soudanaise est toujours victime des violents combats entre les deux forces armées rivales.
De leur côté, les Forces de l’armée soudanaise du général Al-Burhan possèdent une puissante aviation et n'hésitent pas à bombarder les milices paramilitaires, parfois sur leurs lieux d’habitation. Les FAS détiennent trois fois plus de combattants que leurs rivaux, mais ces derniers peuvent compter sur des soldats aguerris. Les membres de cette milice ont déjà combattu au Yémen, en Libye et au Darfour. Hemetti recrute des jeunes, souvent très bien payés et qui sont comme leur chef, les héritiers de la guerre du Darfour. Les deux armées n’ont pas les mêmes méthodes de combat : les FSR ne disposent ni de tanks ni d’aviation mais sont connus pour semer la terreur et mener des exactions meurtrières.
Une situation qui fait écho à la longue instabilité politique du Soudan
En 1989, le général Omar el-Bechir arrive au pouvoir suite à un coup d’État. Son régime islamiste et autoritaire durera 30 ans. Ses années de pouvoir sont notamment marquées par la sanglante guerre du Darfour qui débute en 2003. Situé à l’ouest du pays, ce conflit est souvent présenté comme une guerre entre les tribus dites "arabes" et les tribus dites "noires-africaines", non-arabophones. C’est dans cette zone marginalisée et isolée qu'ont eu lieu les premières attaques des rebelles non-arabophones contre le gouvernement en place. À l’époque, el-Bechir s’appuie sur une milice arabe, les Janjawids, pour intervenir dans la région. Après une sanglante répression, la guerre du Darfour fait 300 000 morts et deux millions de déportés. Les instances internationales ont hautement dénoncé ces massacres qualifiés de “nettoyage ethnique” par l’ONU. L’ancien procureur de la Cour Pénale Internationale a d’ailleurs lancé le 4 mars 2009 un mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar el-Bechir pour crime contre l’humanité.
La guerre du Darfour n'est pas un épiphénomène dans un pays traversé par de nombreuses tensions et oppositions. En 1956, alors que le Soudan obtient son indépendance et chasse les Britanniques, les divisions ethniques séculaires ressurgissent. Le nord du pays, vers Khartoum, est majoritairement habité par des Arabes musulmans tandis qu’au sud, à Juba, se trouve une population noire chrétienne ou animiste. Lorsque le Soudan se défait de l’emprise coloniale, les élites du nord s'imposent à la tête du pays et refusent son autonomie au sud. Cette décision ravive les désaccords et attise la colère des populations méridionales. Dès la première année d’indépendance, des révoltes émergent au sud. Puis en 1958, un coup d’État éclate : l’armée s’empare du pouvoir et le général Ibrahim Aboud interdit les partis politiques. Toujours au sud, les protestations sont de plus en plus fortes. L’armée rebelle séparatiste Anyanya est créée pendant cette première guerre civile soudanaise.
En 1964, le général Abboud est contraint de céder sa place afin d’établir une démocratie parlementaire. Mais en 1969, un nouveau coup d’État frappe le pays. Le colonel Gafaar Nimeyri, qui a le contrôle sur la seule entité politique du Soudan, souhaite rétablir le dialogue avec les provinces du sud afin d’établir un compromis. Ses engagements sont d’abord tenus. En 1972, les accords d'Addis-Abeba sont signés et offrent une certaine autonomie au Soudan du Sud. Mais les promesses ne durent pas longtemps et en 1983, il suspend ce statut particulier et déclenche une guerre qui durera 20 ans. Ce revirement soudain est en fait lié à des intérêts économiques. En 1978, de l’or est découvert au Soudan-Sud ce qui rebat les cartes de la géographie du pays, en faisant une région beaucoup plus attrayante pour le pouvoir en place. Une nouvelle guerre civile reprend pour l’indépendance du Sud. Ce contexte d’instabilité conduit à l’arrivée au pouvoir d’Omar el-Bechir. Des affrontements qui témoignent de l’importance des ressources au Soudan, en partie régisseuses de la géopolitique du pays.
Au-delà d'enjeux régionaux, une présence de forces internationales
Les deux camps qui s’affrontent aujourd'hui au Soudan peuvent compter sur différents alliés internationaux, parfois de manière officieuse. Le Soudan, du fait de sa situation géographique stratégique, est un allié très convoité : il est au carrefour du Sahel et de l’Afrique subsaharienne. Ses ressources naturelles attirent également nombre de puissances étrangères.
Le groupe paramilitaire Wagner est par exemple présent dans le pays et possède des liens avec les forces d’Hemetti, les FSR. Cette proximité permet aux Russes d’exporter de l’or, pour soutenir "l’effort de guerre" de Moscou face à l’Ukraine. Des liens confirmés par CNN lorsque le média publie une enquête sur la relation entre les deux groupes paramilitaires. L’article dévoile que Wagner aurait livré des missiles sol-air aux FSR depuis des zones libyennes. Les deux milices ont cependant démenti ces informations. Il n’est néanmoins pas anodin que la Libye ait servi d’intermédiaire puisque le pays entretient lui-même des relations discrètes avec les FSR notamment en leur fournissant des armes. A la tête de cette opération, le général Haftar, homme fort de l’est libyen.
Pékin a également longtemps eu de forts intérêts économiques au Soudan. Dans un article de 2016, Le Monde révèle que 5 % du pétrole chinois provenait du Soudan du Sud en 2011. Mais les conflits ont mis à mal le rendement du pétrole, une raison pour la Chine de faire intervenir ses soldats par le biais de l’ONU. Quand le Soudan du Sud acquiert son indépendance en 2011, Pékin se retrouve dans une situation tendue : alors que le régime chinois soutient le gouvernement soudanais, il doit cependant mener de nombreuses négociations pour continuer à jouir des ressources du Soudan du Sud. Toute reprise des hostilités est donc peu favorable à la Chine qui cherche à éviter cela à tout prix. De son côté, l’armée officielle soudanaise peut compter sur le soutien de l’Égypte et de la Turquie.
Mustafa Jorry, réfugié politique soudanais, témoigne de l’horreur de la guerre
La reprise des conflits a eu de lourdes conséquences sur la population, la situation étant même qualifiée de catastrophe humanitaire.
En 2019, lorsque le régime tombe, des comités de quartier s’organisent pour enclencher la transition démocratique. L’existence de ces comités remonte à 2013, quand les protestations contre la vie chère ont débuté, dans le sillage des Printemps Arabes. Aujourd’hui, ce sont eux en grande partie qui permettent l’aide aux civils. Mustafa Jorry, réfugié politique soudanais et jeune humoriste résidant aujourd’hui en France, a fait partie de ces comités, et a accepté de livrer son témoignage au Troisième Œil.
Lorsque Omar el-Bechir quitte le pouvoir, Mustafa pense qu’une transition démocratique est possible et s’engage politiquement : "en 2019 on pensait tous et toutes que le Soudan allait changer". Il intervient dans les médias et participe aux manifestations. Il témoigne de la répression durant ces mouvements et de l’insécurité ressentie. A Khartoum, la dispersion sanglante d’un sit-in avait fait au moins 127 morts en 2019, des faits récurrents pendant les manifestations soudanaises. C’est en menant des interviews avec des membres du gouvernement civil et quelques personnes de l’armée, que le jeune homme a vite ressenti qu’une transition démocratique n’allait pas aboutir. En 2020, Mustafa est de plus en plus présent sur les réseaux où il publie ses sketchs et des vidéos engagées. Victime de pressions par certains membres de l’armée, il choisit de partir seul pour la France en 2022 afin de pouvoir continuer librement ses activités. Sur ses réseaux, Mustafa poste des vidéos en français pour sensibiliser sur la guerre au Soudan. Il témoigne du fait que quand il est arrivé en Europe, certaines personnes qu’il a croisé ignoraient où se trouvait son pays. Il était donc important pour lui de médiatiser cette guerre. Il s’engage aussi sur scène via le stand-up aux côtés d'autres artistes qui produisent des spectacles en arabe et en anglais. Ce groupe fondé par un Libanais et un Syrien permet d’organiser des évènements autour de l’humour mais aussi de sensibiliser sur certaines guerres ou évènements du monde arabe, notamment en lançant des cagnottes. Mustafa travaille également aux côtés d'associations comme l’Unicef.
Ce travail est nécessaire quand on connaît les conditions dans lesquelles vivent les Soudanais depuis la guerre. Toute la famille du jeune artiste a fui la guerre, en particulier vers l’Égypte. Des dizaines de milliers de personnes ont quitté le pays, même si Mustafa rappelle que cela reste un privilège pour les plus aisés. Ceux qui ne peuvent pas s’enfuir doivent faire face au manque de toute administration étatique ainsi qu’aux problèmes causés par les conséquences de la guerre : rationnement, flambée des prix, difficulté du fonctionnement de l’électricité et des moyens de communication. Surtout, des problèmes d’accès aux premiers soins alors que 70% des hôpitaux de la ville sont inopérants malgré le nombre de blessés. Ce sont d’abord les populations les plus vulnérables qui sont les plus touchées, à commencer par les enfants. Le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont alerté sur la situation en affirmant que 1200 enfants de moins de 5 ans sont décédés "des suites de malnutrition et d’une épidémie présumée de rougeole", entre le 15 mai et le 14 septembre. Les femmes sont également davantage exposées aux violences sexistes et sexuelles en ces temps de guerre, notamment dû aux conditions précaires liées aux déplacements. L’Unicef mentionne que Le Bureau des droits de l’homme des Nations unies au Soudan a reçu des rapports sérieux faisant état de 21 cas de violences sexuelles liées au conflit à l’encontre d’au moins 57 femmes et jeunes filles. Un chiffre largement sous-évalué et dont toute l’ampleur n’a pas encore été estimée.
Mustafa Jorry insiste sur le fait que la situation était horrible avant la guerre et ne fait qu’empirer : "Il n’y a plus rien, rien du tout. Les gens économisent pour pouvoir quitter le pays. Il y a un problème de santé, un problème d’alimentation. Pour survivre, les gens comptaient sur l’entraide intérieure, mais l’entraide a des limites". Selon lui, l’aide internationale est difficile à mettre en place au Soudan dû au faible accès vers le pays, mais aussi à cause du système bancaire soudanais particulièrement désuet, qui empêche les transferts d’argent depuis l’étranger. Pour Mustafa, il y a peu d’intérêt mondial concernant cette guerre, une situation qu’il a intériorisé : "pour moi c’est la norme, c’est comme ça depuis toujours". Selon les retours qu’il a des jeunes soudanais, si une partie de la population soutient l’armée officielle, la majorité souhaite simplement la fin de la guerre : "Je suis sûr qu’il y a encore de l’espoir, mais je ne sais pas pour combien de temps".