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Crédits : RTÉ

L’ombre de l’extrême-droite en Irlande

Par Arnaud Fischer

Alors que les idées d’extrême-droite se diffusent en Europe et que certains partis politiques extrémistes accèdent au pouvoir, l’Irlande semblait jusqu’ici immunisée face à ces idées. Mais depuis la pandémie du Covid-19, les actions menées par des militants d’extrême-droite s’intensifient. D’abord contre les mesures sanitaires mises en place par le gouvernement, puis, à la faveur de la guerre en Ukraine et l’arrivée de réfugiés ukrainiens, contre les demandeurs d’asile.

Jeudi 23 novembre, en début d’après-midi, une attaque au couteau a lieu à proximité d’une école, à Parnell square, dans le nord de Dublin. Cinq personnes sont blessées, trois enfants, une femme et un homme. Selon les informations du quotidien irlandais The Irish Time, une jeune fille de 5 ans gravement blessée au moment des faits est retournée fin janvier en unité de soins intensifs. 

L’agresseur est un citoyen irlandais de 49 ans d’origine algérienne. Cette « origine algérienne » présumée au moment des faits conduit au rassemblement de plusieurs centaines de personnes sur les lieux de l’attaque. Selon une journaliste de l’AFP présente sur place, les manifestants arboraient des pancartes « Irish Live Matters » (« La vie des Irlandais compte »), un slogan inspiré du nom du mouvement politique antiraciste aux États-Unis et exhibant des drapeaux irlandais. Ce rassemblement sera suivi d’importantes violences provoquant la stupeur des locaux qui n’avaient pas vécu de telles scènes depuis des décennies, dans un pays souvent reconnu pour son calme et la générosité de son accueil. Les manifestants ont investi des quartiers touristiques de la capitale tels que Temple Bar ou les alentours de l’université Trinity College. Les émeutiers qui ont compté jusqu’à 500 personnes ont enflammé des bus, plusieurs voitures de police, ainsi qu’un tramway sur O’Connell Street, une importante rue commerciale de Dublin où ont eu lieu des pillages. La situation dans la capitale irlandaise reviendra au calme dans la nuit. 

Selon le commissaire en chef de la police irlandaise, la Garda, les premiers manifestants étaient une « faction de hooligans complètement fous mus par une idéologie extrême droite » rejoint par d’autres manifestants identifiés comme des individus « opportunistes » non affiliés à l’extrême-droite, profitant de la situation chaotique pour piller et vandaliser.

Désinformation sur les réseaux sociaux

Peu après l’attaque au couteau, de fausses informations ont circulé sur les réseaux sociaux et notamment X, anciennement Twitter, sur les origines de l’agresseur, l’identifiant comme un « immigrant illégal ». Ainsi que des informations selon lesquelles les forces de défense auraient déployé des véhicules dans les rues de Dublin. Une information erronée reprise par erreur par certains médias comme RTÉ, service public de radiodiffusion et de télévision en Irlande. « Ce qui nous a surpris, c'est la rapidité avec laquelle la désinformation a circulé et la façon dont elle a mobilisé des individus pour venir dans le centre de Dublin et créer des difficultés, d'abord sur les lieux, puis en termes d'émeutes », commente Drew Harris, commissaire en chef de la police irlandaise. 

De nombreuses figures d’extrême-droite tentent de mobiliser sur les réseaux sociaux selon The Irish Times, à l’image du militant anti-immigration Gavin Pepper qui dans un message supprimé depuis appelait au rassemblement à Dublin : « Tout le monde au centre-ville ce soir 19 heures, pas d’excuses, tout le monde dehors, trop c’est trop ». D’autres personnalités influentes, à l’image du combattant de MMA irlandais Conor McGregor, au plus de 10 millions d’abonnés sur X, qui a posté plusieurs messages : « Il y a parmi nous en Irlande un grave danger qui n'aurait jamais dû exister » ou encore, « On récolte ce que l’on sème »

Des actions louées à l’étranger

Les émeutes de Dublin ont résonné à l’international et notamment, outre-Atlantique, chez des personnalités conservatrices. À l’instar des proches de Donald Trump comme l’ancien présentateur de la chaîne de télévision Fox News Tucker Carlson, et Steve Bannon, conseiller de Donald Trump pendant six mois à Washington. Différentes figures mues d’une idéologie anti-immigration et antimusulmans, agitant la théorie complotiste d’extrême-droite du « grand remplacement ». En France, selon les informations de Reuters, les émeutes de Dublin auraient même servi de « déclencheur » pour les activistes d’extrême-droite lors de l’affaire de Crépol, avec la volonté d’être « aussi bon que les Irlandais ».

Les actions menées par des activistes d’extrême-droite en Irlande se multiplient. Partout dans le pays, ils se mobilisent en marge de manifestations de soutien aux demandeurs d’asile pour faire entendre leur voix et se réunissent devant les hôtels et établissements d’accueil. Ils provoquent aussi des incendies criminels sur ces bâtiments comme dans la nuit du 7 février, dans le village de Leixlip, à l’ouest de Dublin, où des individus ont mis le feu à un bungalow, suite à des fausses rumeurs sur l’accueil de demandeurs d’asile dans ce logement. Depuis 2018, 23 incendies criminels auraient été menés pour des motifs anti-immigrations et on en recense 13 sur l’année 2023, dont la plupart ayant eu lieu lors des trois derniers mois. 

L’extrême-droite diffuse ses idées

Toutefois, dans les urnes, les partis politiques d’extrême-droite obtiennent des résultats très faibles. Moins de 0,5 % lors des élections générales du Dail (le parlement irlandais) en 2020 pour le National Party et l’Irish Freedom Party. Interrogé par le Troisième Œil,  Barry Cannon, professeur à l’université de Maynooth et auteur du projet de recherche « STOPFARRIGHT », les partis d’extrême-droite s’apparentent à des candidats indépendants avec une seule figure, qui se pensent comme des partis. « Les figures d'extrême droite viennent avec leur discours polarisant et dérangeant et je ne suis pas sûr que les Irlandais aimeraient cela, ils peuvent être en accord avec certaines de leurs idées, mais ils ont un problème avec le style ». Le ton virulent des figures d’extrême-droite contraste avec « ce qu’on peut voir en France, et la dédiabolisation de Le Pen » estime Barry Cannon. 

Avec l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens, l’extrême-droite a peu à peu réussi à imposer ses thématiques au centre du débat public. « Avant 2022, très peu de gens étaient inquiets dans les sondages par rapport à l’immigration, depuis 2022, c'est en augmentation, c'est un énorme changement », souligne-t-il. Selon un sondage d’opinion Irish Times/Ipsos B&A, publié début février, près de 60 % des électeurs sont favorables à une politique « plus fermée » en matière d’immigration. L’arrivée de plus de 100 000 réfugiés ukrainiens en pleine crise du logement a fait « grimper les inquiétudes concernant la sécurité des femmes et des enfants, mais aussi de l’accès aux ressources comme l’accès à l’éducation ou à la protection sociale » explique Barry Cannon.

Les partis politiques et médias traditionnels ont été pendant des années largement unis contre les idées et la rhétorique d’extrême-droite sur l’immigration. Mais le professeur de l’université de Maynooth constate une « rupture dans le consensus », avec des personnalités politiques de partis « traditionnels » qui commencent à adopter certains points de vue d’extrême-droite sur l’immigration. Comme certains des politiciens appartenant au groupe indépendant, au nombre de 23 au parlement. Pour Barry Cannon, ces élus sont enracinés localement et se considèrent comme des porte-paroles des préoccupations des populations locales, utilisant l’immigration comme outil électoral. « Après les émeutes de Dublin, le groupe indépendant était le premier à demander au Dail, un débat sur l’immigration » explique Barry Cannon.

Dans le même temps, la coalition gouvernementale composée des deux partis traditionnels, le Fine Gael et Le Fianna Fàil, et dans une moindre mesure des Verts, durcissent leur discours et adoptent des positions de plus en plus restrictives en matière d’immigration « Si vous regardez le dernier mouvement du Fine Gael, tout tourne autour des restrictions [ndlr: le gouvernement a annoncé “réprimer” les personnes arrivées illégalement en Irlande], ce qui s'inscrit bien-sûr dans un contexte européen plus large d'augmentation des restrictions. L'extrême droite est un acteur plus important et mieux accepté dans la politique européenne, comme on peut le voir avec Meloni en Italie ou en France, avec la loi immigration de Macron, qui se tourne, à mon avis, vers Marine Le Pen ». En adoptant ces positions plus restrictives, « Le gouvernement irlandais adhère à ce discours tout en essayant d'acheter le vote que ce discours pourrait obtenir en Irlande », explique-t-il.

L’électorat du Sinn Fein tenté par l’extrême-droite

Le parti, grand perdant de cette montée de l’extrême-droite est sans doute, selon Barry Cannon, le Sinn Fein, parti progressiste, de gauche, avec une vision universaliste du nationalisme. Pour Barry Cannon, « Le Sinn Fein est le parti qui occupe l’espace politique que tente d’occuper l’extrême-droite, la classe travailleuse ». Le parti est en tête des sondages pour les élections générales qui doivent se tenir dans l’année, avant mars 2025. Le Sinn Fein, militant pour une réunification de l’Irlande, stagne depuis peu dans les sondages. 

Selon le professeur à l’université de Maynooth, « la gauche doit s'approprier le débat sur l'immigration, mais d'une manière qui soit juste, égale et qui n'entre pas dans un cadre polarisant, mais c'est difficile à faire ». Le Sinn Fein doit être capable de maintenir une coalition entre « des personnes de la classe travailleuse qui peuvent avoir des inquiétudes concernant l’immigration, avec un électorat de la classe travailleuse et des jeunes qui n’ont pas de problèmes avec l’immigration, mais qui ont des problèmes de logement et des jeunes de la classe moyenne qui sont globalisés, mais qui rencontrent aussi des problèmes pour se loger ». Lors des dernières élections générales, le Sinn Fein était arrivé en tête avec près de 25 % des suffrages, un score insuffisant pour gouverner. Lors des prochaines élections, le parti nationaliste pourrait à nouveau l’emporter sans être capable de créer une coalition suffisante pour gouverner.

Lors des prochaines élections générales, il est peu probable que les partis d’extrême-droite fassent leur entrée au Dail. Selon Barry Cannon, le meilleur espoir de ces partis politiques est d’obtenir du temps d’antenne sur les chaînes de télévision et de radio locales. Sur le plan électoral : « leurs meilleures chances sont les élections locales et peut-être les élections européennes, car elles sont tellement imprévisibles que les gens votent souvent pour des candidats au hasard, en guise de protestation » souligne-t-il. Avec une importante crise du logement en Irlande et un coût de la vie très important, l’extrême droite a « fixé les termes du débat ». Barry Cannon affirme que « maintenant que l'immigration est inscrite à l'agenda politique, il sera difficile d’en sortir ».

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