Crédits : Lisa Seyvet
L’instrumentalisation du traumatisme arménien
Par Lisa Seyvet
Suite à l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh du 19 septembre 2023, la république autoproclamée d'Artsakh a annoncé son autodissolution. Le drapeau azéri flotte désormais sur cette terre disputée depuis la chute de l’URSS. Avec la théorie du choc des civilisations, la droite et l’extrême droite instrumentalisent le traumatisme arménien à des fins de politiques internes, sous fond d’islamophobie.
A Stepanakert, le silence est bruyant. Comme figées dans un tableau sinistre, les rues de la capitale peignent une nature morte aux airs apocalyptiques. Dépeuplée du jour au lendemain de plus de 100 000 de ses habitants, la république autoproclamée du Haut-Karabakh (Artsakh, en arménien) a été dissoute sous l’occupation azerbaïdjanaise. Une république qui ne s'efface pas dans le paysage politique français, où le conflit est accroché aux lèvres de la droite et de l’extrême droite française. A travers la théorie du choc des civilisations, celles-ci transforment une guerre territoriale régie par la terreur en une nouvelle occasion d’opposer “l’Europe chrétienne” à ses voisins musulmans. L’imaginaire des croisades et autres guerres de religion est exploité à des fins de politiques internes, au mépris du traumatisme arménien.
Dans de multiples discours à droite, on peut reconnaître l’influence de la théorie du controversé Samuel Huntington, celle du "choc des civilisations". Selon cette dernière, le monde et sa géopolitique ne seraient pas structurés par des États mais par "neuf grandes civilisations", principalement opposées par leurs cultures et leurs religions. Schématiquement, une vision binaire de l’Occident chrétien qui survit face à tous les autres.
Lors des dernières présidentielles, l'Arménie était déjà au cœur des discours de la droite et de l’extrême droite française. Bruno Retailleau, Valérie Pécresse, Philippe de Villiers, Laurent Wauquiez, ou encore Eric Zemmour, se sont tous rendus dans la région ces dernières années.
L’Arménie est un pays “au cœur de la guerre de civilisations” déclare le Président de Reconquête. Cette lecture huntingtonienne du conflit implique que la politique azérie est un aspect de l’islamisme contemporain. Cette interprétation religieuse de l’épuration ethnique subie par le Haut Karabakh est “un jeu dangereux”, pour l’historien Boris Adjemian interrogé par le Troisième Œil. Il avertit que cette instrumentalisation est “le meilleur moyen d’attirer des ennuis aux Arméniens”. “C’est les monter en épingle comme une tête d’affiche du christianisme qui serait un rempart de l’Occident contre l’islam”.
En s’emparant du sujet, la droite et l’extrême droite française jouissent d’une grande couverture médiatique, qui expose cette “dangereuse” récupération au plus grand nombre. On peut ainsi entendre le président du parti présidentiel au Sénat, Bruno Retailleau, mettre en parallèle l’offensive azérie avec les attentats islamistes en France. Il déclare que “c'est cette même haine qui pousse des terroristes à s'en prendre à nos symboles et à nos valeurs par l'égorgement d'un prêtre et d'un professeur, par l'attaque de la basilique de Nice comme de la promenade des Anglais un 14 juillet”. Volontairement flouter la différence entre le panturquisme - idéologie nationaliste prônant l'unification politique des peuples turcophones - et l’islamisme, c’est s’approprier le traumatisme arménien pour l’utiliser à des fins de politique interne.
Cette instrumentalisation du conflit s’est répandue au travers de l'échiquier conservateur. Des Républicains avec Bruno Retailleau, en passant par Valérie Pécresse qui affirme que “les risques qui pèsent sur l'Arménie sont les mêmes que ceux qui pèsent sur l'Europe”, jusqu’au groupe d’extrême droite des Zouaves Paris, dont - selon une enquête de Libération - le chef Marc de Cacqueray-Valmenier avait annoncé son départ pour le front Arménien fin octobre. Tous récupèrent l’horreur vécue par les Arméniens pour y coller l’étiquette islamiste.
Bien que détournée, l’horreur est là
L’épuration ethnique dont est victime l’Arménie prend racine dans la chute de l'URSS en 1991. Lors du processus de dégel des territoires de la Transcaucasie, les anciennes Républiques soviétiques voient leurs frontières chamboulées. La région du sud de l’Arménie est alors extrêmement disputée lors de guerres de territoires posant “des questions qui ne sont toujours pas soldées”.
D’après Boris Adjemian, le prochain objectif azéri pourrait être l’ouverture d’un corridor réunissant l'Azerbaïdjan à sa province du Nakhitchevan. “Ça pourrait bien se passer : avec des routes, des voies de passages ”, affirme t-il. "Mais pour des raisons purement idéologiques, le gouvernement azerbaïdjanais soutenu par la Turquie ne cesse de parler de ce corridor du zanguezour à travers le sud de l’Arménie, pour réunifier ce qu’ils considèrent comme le monde turcophone qui n’aurait jamais dû être séparé”.
Ce conflit s’inscrirait donc dans la continuation de l’idéologie nationaliste du panturquisme. Réunifier un grand monde turcophone qui irait de la Turquie à l’Asie centrale, “un vieux rêve” impérial, mais une idéologie “qui ne colle pas à 100% avec une réalité rationnelle” nuance Boris Adjemian. Car au-delà de l'idéologie, la Turquie tend surtout à étendre son influence géopolitique et créer des liens logistiques sur les terres caucasiennes.
Crédits: Courrier International
Une terre brûlante par sa localisation. Ce sont les mêmes protagonistes dans le même décor depuis plus de trois siècles, qui se livrent un combat pour les voies de passage. Un combat pour l’hégémonie régionale “prévisible” selon Bayram Balci, chercheur au CNRS, implanté à Istanbul. Le directeur de l'Institut français d’études anatoliennes (IFEA) déclare que les arméniens ont été “imprudents et irréalistes”, ce qui aurait selon lui causé leur défaite face à Aliev. Boris Adjemian affirme plutôt que l’armée azérie est “tellement puissante” par rapport à celle de l’Arménie que le gouvernement aurait “tout fait pour éviter de répondre aux provocations, y compris lorsqu’ils ont empiété le territoire arménien”.
Dans les faits, l’économie azérie s’appuie sur des réserves non négligeables de pétrole et de gaz. Son budget pour la défense est 3,5 fois supérieur à celui de l’Arménie, selon les chiffres de l’Institut international d’études stratégiques (IISS). Avec ce déséquilibre militaire, la peur qu’a semé la dissolution de la république autoproclamée du Haut-Karabakh ce 20 septembre s’étend donc au peuple arménien, dont le territoire sud se trouve dans le viseur azéri. Boris Adjemian le confirme en affirmant que “l'Azerbaïdjan a un appétit territorial qui va au-delà du Karabakh. [...] Dans ce contexte là, ce qu’il se passe actuellement c’est peut être que le début”.
Une peur arménienne légitime au vu de la presse turque qui exulte sans retenue. Le quotidien Sabah déclare ainsi: “C’est désormais au tour de Zangezur de retourner à la mère patrie. Au vu de la conjoncture géopolitique actuelle, de la situation militaire et de la détermination politique , ce n’est qu’une question de temps”.
Le champ de bataille se réduit petit à petit, réveillant un traumatisme qui ne s’est jamais vraiment endormi.
“Plus c’est gros, plus ça passe”
Lundi 12 décembre 2022, commence la lente asphyxie du Haut-Karabakh. C’est sans nourriture, carburants ou médicament que les 120 000 habitants de l'Artsakh s’efforceront de survivre. Régulièrement privés d’Internet, et sous rationnement d’électricité, c’est une torture physique et psychique pour cette population abritant 30 000 enfants.
Puis, le 18 septembre, lueur d’espoir. Alief proclame mettre fin au siège et rouvrir les routes “pour des questions humanitaires”. A peine 24 heures après cette déclaration, la région prend feu sous les bombardements azéris. “Un gouvernement d’un cynisme à tout épreuve, plus c’est gros plus ça passe” s’en désole Boris Adjemian.
L’exécution d’Anush Apetyan, militaire arménienne, est la tragique illustration “d'une politique délibérée de la terreur” exercée par les forces azerbaïdjanaises. Violée, torturée et démembrée, la mère de famille a été retrouvée dénudée, entre des dépouilles de soldats, le torse mutilé d’inscriptions azéries.
Une vidéo macabre de son corps a été postée sur le réseau russe Télégram, accompagnée de commentaires d’un groupe pro-azéri se vantant de cette “tradition” des soldats quand ils éliminent un tireur d’élite. Ce crime de guerre n’est malheureusement pas un cas isolé. Comme nous le confirme Boris Adjemian, depuis 2020, des dizaines de vidéos d’exactions circulent sur les réseaux sociaux et s’inscrivent comme stratégie dans cette “politique délibérée de la terreur”.
Une peur très ancrée du génocide
Les événements depuis 2020 montrent “que la violence la plus extrême reste une des armes de la panoplie utilisée par l’Etat azerbaïdjanais pour arriver à ses fins”. Dans les paroles arméniennes, on peut entendre un écho du passé.
“La situation de 1915 n’est pas la même qu’aujourd’hui, néanmoins les perceptions que les gens ont sur le terrain en Arménie, sont tachées, cela remue quelque chose de profond”. Boris Adjemian raconte le traumatisme toujours aussi présent sur le front, quand les Arméniens aperçoivent les Azéris “il les appelaient les Turcs”. Aujourd’hui, en Arménie, il y a une peur très ancrée du génocide, une présence dans les mémoires comme dans les villes, on le trouve de partout dans les monuments, les cérémonies, les lieux de mémoires.
Un traumatisme “qui ne les aide pas pour négocier” d’après Bayram Balci. Il déclare même que “c’est cette façon de raisonner qui provoque le drame de la disparition du Haut-Karabakh”. Pour le chercheur turc, comme pour l'ambassadrice azerbaïdjanaise, 1915 s’inscrit purement dans le passé, si ce n’est dans l’imaginaire : “Il faut sortir de la peur, du fantasme” déclare Leyla Abdullayeva sur France Info. Ni la Turquie, ni l’Azerbaïdjan ne reconnaissent le génocide de 1915, et sont “les seuls États qui font de la négation du génocide une politique d’État” d’après Boris Adjemian qui nuance “qu’il y a des haines ancestrales, il y a des peurs du domaine de la mémoire, de l’irrationnel parfois certes, mais il y a des choses très concrètes”.
Concrètes à un tel point que dans un rapport publié début août, l'ancien procureur général de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo, a estimé qu'un "génocide était en cours" contre les Arméniens du Haut-Karabakh, notamment en raison du blocus.
L’utilisation du terme génocide a de lourdes implications. D’après l’article II du traité de la Convention de 1948 qui crée et définit le terme “génocide”, ce dernier est caractérisé par des actes commis "dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux". Parmi ces actes figurent : le meurtre, le transfert forcé d'enfants ou la soumission à des conditions de vie menant à la disparition partielle, voire totale, d'une population.
A ce jour, les juristes ne sont pas unanimes quant à la qualification à utiliser. Aucun pays n’a officiellement qualifié les événements récents de génocide.
Des indignations à géométrie variable
L’Occident n’a jamais reconnu la république d'Artsakh. Historiquement désunie dans ses relations avec l'Azerbaïdjan, l’Europe fait face à des difficultés à trouver une perspective commune. Il a fallu attendre le 22 septembre pour que l’Europe présente à l’ONU une déclaration commune. Cette dernière ne porte aucune sanction concrète sur l'Azerbaïdjan, ce manque de condamnation serait “une ligne rouge de la Hongrie, proche du régime d’Aliev” confie une source diplomatique au Monde.
Des indignations à géométrie variable notamment en fonction des relations historiques développées avec l’Arménie à l’est de l’Europe, et avec l'Azerbaïdjan à l’Ouest. Ce soutien non unanime est également perturbé par des accords économiques. L’Europe est le premier client du gazoduc azerbaijianais depuis le protocole d’accord signé par Ursula Von Der Leyen en juillet 2022. L'Azerbaïdjan doit doubler son débit, un objectif qui paraît irréalisable selon les universitaires de l'Institut Oxford. Les puits de la mer Caspienne sont dans l’incapacité d’assurer cet objectif, Bakou a donc signé un contrat avec Gazprom, une société russe. Ce passage par l'Azerbaïdjan permet donc à Moscou de contourner l’embargo européen mis en place après la guerre en Ukraine.
Un accord controversé et critiqué sur le plan économique comme politique, car c’est aussi en grande partie avec ses revenus gaziers que Aliev finance son armement.
“Cela fait 30 ans qu’il ne s’est rien passé de concret”, déplore Boris Adjemian. Il évoque l’échec de la tentative de médiation entre Erevan et Bakou depuis 2020, et compare la timide tentative à la mobilisation générale des chancelleries européennes face à la guerre au Kosovo en 1999, durant laquelle l’OTAN à rapidement bombardé la Serbie. “Les Arméniens n’ont pas eu le même traitement à cause de l’influence russe, l'Occident n’allait pas venir au chevet d’une population soutenue par les Russes, tandis que s’attaquer à la Serbie c'était quelque part faire mal à la Russie”.
Les enjeux politiques, géostratégiques et économiques sont cruciaux dans le Caucase, les grandes puissances qui se positionnent où interviennent dans le conflit y ont toutes un intérêt national. Boris Adjemian interroge quant au réel intérêt de chacun : “Que font les Américains quand ils défendent les Arméniens, est-ce qu’ils sinteressent vraiment à eux ou est ce que à cet instant précis ça les arrange pour ouvrir un autre front dans le caucase ?”. Cette remise en question s’applique également à la France et sa lecture parfois essentialiste, culturelle et religieuse du conflit.
A l’heure où le drapeau azerbaïdjanais est hissé au Haut-Karabakh, le climat islamophobe français influence le traitement de l’information et favorise l’instrumentalisation. Résumer les Arméniens à la religion chrétienne en les opposant à l’islam, c’est entacher le deuil d’une nation entière.