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Les médias de masse : quelle influence ?

Par Igor Fronty

Alors que 90% de la presse française est contrôlée par le CAC 40 et que la droite et l’extrême droite représentent 70% des intentions de vote pour l’élection présidentielle de 2022, il est légitime de se demander comment les idées conservatrices et/ou xénophobes peuvent avoir tant de prégnance dans le pays des droits de l’Homme. Si les facteurs sont multiples et complexes, l’architecture médiatique est loin d’être étrangère à la situation actuelle. 

Le 19 janvier 2022, Vincent Bolloré est auditionné par les sénateurs dans le cadre d’une commission d’enquête sur la concentration des médias en France. L’homme d’affaires breton, notamment propriétaire de Canal+, CNews, Europe 1Paris Match ou du JDD, affirme alors que sa « capacité à imposer des choses n’est pas très importante ». Même son de cloche chez le copropriétaire du Monde Xavier Niel qui, interrogé par un journaliste 5 ans plus tôt, assure : « on n’est pas là pour contrôler, on est là pour aider la presse à exister ». Dans ce cas, « comment expliquer que tant de gens aient tant d’argent à perdre ? ». En ironisant ainsi en 1954, Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde et défenseur acharné de la liberté de presse, mettait le doigt sur ce qui allait devenir un sujet de société majeur : les grands médias français sont presque tous contrôlés par de puissantes familles capitalistes. Mais alors, comment expliquer l’appétit médiatique de Vincent Bolloré ou celui de Xavier Niel, alors même que le secteur est en crise et se révèle être un gouffre financier ? Surtout, en regard des déclarations de ces deux hommes d’affaires, depuis quand les acteurs du capitalisme injectent-ils des millions sans espérer de retour sur investissement ? Ne nous y trompons pas : si les médias ne sont pas viables financièrement, il se révèlent êtres de formidables outils pour faire fructifier le capital politique. Car en plus d’avoir une influence considérable sur les sphères politiques et économiques, les médias façonnent l’opinion publique.  

 

Avant de se pencher sur cette influence, rappelons que tous les médias sont des organes d’opinion porteurs d’une idéologie plus ou moins affichée et que les journalistes qui affirment être objectifs sont au choix des menteurs ou de grands naïfs. Car oui, contrairement à la presse d’opinion qui porte haut et fort ses idées politiques, le gros des médias généralistes se cache derrière le masque de l’objectivité et affirme promouvoir une information idéologiquement neutre. Pourtant, comme le dit si bien le sulfureux philosophe Michel Onfray dans l’ouvrage collectif Les médias sont-ils dangereux ? : « De droite comme de gauche, ils [ndlr les médias] font tous la propagande de l’idéologie dominante et prétendant dire le vrai sous couvert de compétence économique : celle de l’Europe libérale […]. Depuis Maastricht, cette idéologie est à la France ce que le marxisme-léninisme était à l’Union soviétique : l’unique horizon indépassable pour réaliser l’avenir radieux et son homme nouveau – bobo, cosmopolite, polyglotte, nomade, consumériste. Quiconque refuse ce programme passe dans cette presse libérale pour un lepéniste haineux, un nationaliste belliciste, un monolingue limité, un provincial demeuré, un salaud de pauvre sous-diplômé ». Cette rhétorique droitière attaquable sur plusieurs points possède au moins le mérite de souligner que l’information n’est jamais neutre et que l’idéologie des médias de masse est d’autant plus agissante qu’elle avance cachée sous couvert d’objectivité.   

 

La médiarchie

 

L’idéologie des médias de masse se répand dans l’opinion publique puisque ceux-ci hiérarchisent l’information qui parvient à celle-là en déterminant sa pertinence. En opérant une sélection subjective des faits et en établissant ce qui est juste et ce qui est mal, les médias décident quels évènements sont importants ou non, et portent donc un jugement discriminant sur la réalité. Ils produisent ainsi un cadre informationnel déterminant quels sont les problèmes majeurs de notre société et quels sujets doivent être traités. Les objets du débat public sont donc posés ; les journalistes et les idées débattues par les citoyens ne sortent que rarement de ce cadre. C’est justement cette idée que développe Yves Citton, professeur de littérature et média à l’Université Paris 8, sur le blog Medium. Il affirme que « lorsque les médias de masse font circuler une information, ils ne se contentent pas de représenter un fait du monde, ils opèrent une coupe dans la réalité qui nous montre ce fait. Cette coupe est "agentielle" dans le sens où elle fait acte, où elle est non seulement représentative, mais constitutive de la réalité. Les mass medias, en représentant la réalité, façonnent le monde par des coupes agentielles ». Pour résumer, “les médias nous rendent attentifs au monde d’une certaine façon, ils ne reflètent pas la réalité, ils la font”.

 

Yves Citton, dans son livre Médiarchie, va jusqu’à affirmer que « nous imaginons vivre dans des démocraties, alors que nous vivons dans des médiarchies. Car, plus que les peuples ou les individus, ce sont les publics formés par les médias qui sont le substrat de nos régimes politiques ». Il ajoute que cette médiarchie est due au fait que « la structuration particulière des médias exerce un contrôle qui conditionnera ce que voit, lit, ce qu’entend, donc ce que pensera et ce que voudra le dèmos, le peuple ».

Ainsi, d’après une étude de CheckNews menée d’avril à juin 2021, en pleine campagne des élections départementale et régionale, au sujet des invités politiques de l’ensemble des matinales françaises, la droite et l’extrême droite sont surreprésentées par rapport à la gauche et l’extrême gauche. Si les acteurs de la majorité sont inclus dans le bloc de droite, 78,8% des invités des matinales françaises sont issus de ce dernierSeuls 21,2% des invités ont donc incarnés les valeurs de gauche sur les matinales françaises d’avril à juin 2021. Décidément  la censure de la presse gauchiste bien-pensante à bon dos.

Le choix d'inclure les acteurs de la majorité dans le bloc des droites est justifiable par l'orientation politique des principaux ministres de la macronie ainsi que par les mesures phares prises lors du quinquennat d'Emmanuel Macron. Il est toutefois important de souligner que les membres de la majorité comptent pour presque la moitié des invités notamment car la plupart des médias dépendent des subventions étatiques pour leur bon fonctionnement, ce qui les rend dépendants du pouvoir politique.

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Source : ChekNews

Pour illustrer l’idée de médiarchie, Yves Citton évoque la question du port du voile islamique et celle de la consommation de viande issue de l’agro-industrie. Cette production ayant un impact considérable sur les générations futures qui seront affectées par le dérèglement climatique, on pourrait se dire qu’elle est plus brûlante que le port du voile. Et pourtant, c’est loin d’être le cas tant les Français sont sommés par les discours médiatiques de se positionner pour ou contre le port du voile islamique. Ainsi, pour reprendre le questionnement de l’auteur « pourquoi donc la France des vingt dernières années a-t-elle tellement raisonné sur le voile islamique et si peu sur la viande agro-industrielle ? ». Pour Citton, les citoyens français sont pris d’« envoûtements médiatiques », c’est-à-dire qu’ils sont « obnubilés par une question passablement insignifiante par rapport à [leurs] besoins effectifs ». Cet envoûtement s’explique par les structures mêmes de l’espace médiatique et du débat public, que l’auteur compare aux voûtes de résonnance des églises. D’après lui, « étant donné telle architecture d’un plafond d’église, tel son va résonner de telle façon en tel point de l’édifice : la même voix paraîtra envahir tout l’espace et sera entendue de tous les assistants si elle occupe telle position, alors qu’elle sera à peine audible si elle est proférée de tel autre lieu ». La couverture médiatique massive de la question du port du voile islamique en fait ainsi un sujet de société majeur pour une grande partie de la population. Au contraire, l’absence de sujets sur le fait de manger, ou non, de la viande issue de l’agro-industrie n’est pas un problème pour une majorité des Français. Pour eux, les revendications des végétariens et/ou des écologistes sont de l’ordre du « bavardage au fond de l’église, sans comparaison possible avec le chant du chœur, et sans espoir de s’intégrer à la polyphonie de celui-ci »

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Source : Médiarchie d'Yves Citton (2017)

On comprend mieux comment l’ancien ministre de l’économie de François Hollande, principal instigateur de la Loi Travail, a pu incarner la nouveauté face à l’ancien monde et le dépassement du clivage gauche droite. Le tabassage médiatique qui a fait la réussite d’Emmanuel Macron fonctionne aussi pour Éric Zemmour, le poulain de Vincent Bolloré. Ce dernier pousse en effet le candidat de la bourgeoisie réactionnaire et xénophobe à l’aide de son institut de sondage CSA et de ses questions orientées. Ces mêmes sondages sont repris à longueur de journée par CNews pour amplifier le phénomène Zemmour. On n’est décidément jamais mieux servi que par soi-même. 

Les médias de masse dépendant de leur audience, ils sont limités dans le choix des informations qu’ils jugent pertinentes. Toutefois, la représentation du monde qu’ils ont érigée est tellement hégémonique – à tel point que les principes du capitalisme sont presque devenus des lois naturelles – qu’il est légitime de se demander si les citoyens s’intéressent à tel sujet car ils ont été habitués à le voir abordé dans les médias ou si ces derniers le traitent car il intéresse le public.  A noter que le travail des médias indépendants comme Médiapart ou Le Canard enchaîné tend à nuancer l’hégémonie des médias de masse, d’où l’existence de discours contestataire. De plus, si ces médias entretiennent l'hégémonie de l'idéologie libérale, ils ne sont pas tous de droite. France Inter et France Culture sont ainsi souvent critiqués pour leur manque d'impartialité et leur trop grande sympathie envers les idées ancrées à gauche, alors même que ces radios publiques sont financées par l'argent des citoyens, de gauche comme de droite.

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Pour Citton, la médiarchie n'est pas un danger ou une opportunité mais un fait. Dans ce cas, alors que l’éducation civique est considérée en France comme une nécessité démocratique, l’éducation au média n’est-elle pas aussi importante – si ce n’est plus – pour former des citoyens éclairés, capables de s’émanciper de l’influence médiatique ? 

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