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Crédits : Istockphoto.com

Haïti, un pays perpétuellement en crise ?

Par Igor Fronty

Longtemps considérée comme la colonie la plus riche du monde, Haïti est aujourd’hui le pays le plus pauvre de l’hémisphère nord. Trop souvent analysée sous l’angle de la malédiction, cette « descente aux enfers » est davantage le résultat d’un contexte historique et géopolitique complexe que de l’implacabilité du destin. La situation actuelle doit être abordée sous le prisme de la polycrise pour saisir l’étendu de l’imbroglio.

Ce lundi 2 octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé l’envoi d’une force multinationale en Haïti. Voulue par les États-Unis et menée par le Kenya, elle a pour but de résoudre la profonde crise d’insécurité qui frappe l’État caribéen. L’intervention, si elle répond aux attentes de la communauté internationale, fait fi de la volonté populaire haïtienne. Ariel Henry, premier ministre non élu lié à des gangs, avait appelé de ses vœux une telle solution afin d’affirmer son pouvoir en réponse aux accusations d’illégitimité émanant de la rue.

Cet épisode illustre parfaitement l’imbroglio haïtien : un pouvoir politique illégitime, soutenu par des groupes armés, fait appel à la communauté internationale pour résoudre une crise alimentée par ces mêmes acteurs. Le chaos sécuritaire actuel est l’une des nombreuses facettes de la polycrise haïtienne. L’État caribéen est piégé dans un cercle vicieux où des crises d’ordre sécuritaire, politique, institutionnelle, économique, alimentaire, humanitaire, sanitaire et naturelle interagissent entre elle s’approfondissent sans cesse.

 

Le premier élément explicatif de cette catastrophe réside dans le fait que l’État haïtien est un État-failli. Les autorités locales ne sont plus en mesure d’assurer leurs fonctions régaliennes, que ça soit en matière de justice, d’usage de la violence légitime ou encore de production législative. Depuis juillet 2021, et l’assassinat du président Jovenel Moïse par un mystérieux commando armé, l’État haïtien n’existe quasiment plus. Si dix sénateurs étaient encore en fonction au moment du meurtre du Président, leur mandat a pris fin le 9 janvier 2023. Le pays n’ayant pas connu d’élection depuis 2016, il ne reste plus rien de la représentation nationale haïtienne. Le peu d’autorité qui se dégage est celle d’Ariel Henry. Soutenu par des groupes armés et la communauté internationale, il est lié aux présumés commanditaires de l’assassinat de Jovenel Moïse [1].

 

La crise politique haïtienne prend racine dans la chute de la dictature des Duvalier (1957-1986). Elle réside dans l’incapacité et/ou le manque de volonté des présidents successifs à réformer les structures qu’ils avaient mis en place. François Duvalier (1957-1971) puis son fils Jean-Claude Duvalier (1971-1986) ont contrôlé d’une main de fer le pays caribéen. Sur près de trois décennies, ils façonnent l’État haïtien à leur avantage, tout en s’appuyant sur les divisions ethniques du pays. Contre la bourgeoisie mulâtre, les Duvalier manipulent la majorité noire qui haït les anciens maîtres métisses d’Haïti. Dans son livre L’Énigme haïtienne :  Échec de l’État moderne en Haïti, Sauveur Pierre Étienne caractérise ce pouvoir personnel de « néosultanisme duvaliérien » : « En gérant les institutions du pouvoir étatique comme ses biens privés, Duvalier leur enlevait l’autonomie relative dont elles jouissaient auparavant. [...] Dans l’État duvaliérien, tout appareil, toute institution devenait un appendice de l’Exécutif, et donc une extension de la main du Chef. » L’auteur ajoute également que « dans l’État duvaliérien, la répression n’avait pas de limites. [...] La corruption et le parasitisme [étaient quant à eux] inhérents à l’État néosultaniste duvaliérien ».

 

Cette description fait écho à la situation politique actuelle : l’assassinat de Jovenel Moïse s’inscrit dans le contexte d’une lutte de pouvoir interne à l’oligarchie haïtienne. Celle-ci partage avec les Duvalier la même propension à confondre ressources étatiques et biens propres. Dans son affrontement pour l’accaparation du pouvoir politique et des richesses du pays, elle s’est mise à dos sa population. Les Haïtiens ne croient plus aux promesses de la classe politique à cause d’affaires de corruption à répétition. La plus emblématique de ces dernières années est celle du scandale de PetroCaribe où de nombreux hommes politiques – dont Jovenel Moïse – et autres hommes d’affaires véreux s’étaient enrichis indument.

 

Dans un article pour le média Nodal, Juan Gabriel Valdés [2], avance que la crise politique haïtienne n’est toutefois pas un nouvel effondrement de l’État haïtien. Selon lui, « on peut dire que ce n'est pas nouveau. Un État moderne n'a jamais vu le jour en Haïti. Ceux qui ont tenté de le construire ont été des présidents autoritaires qui l'ont rapidement transformé en États patrimonialistes ou en tyrannies pures et simples [...] ».

 

La complexité et la profondeur de cette crise politique ne peuvent être comprises sans analyser l’impact des crises naturelles exogènes sur la perle des Antilles. Les séismes et ouragans à répétition aggravent l’instabilité chronique d’Haïti dans la mesure où ce qui est construit – et/ou reconstruit – peut être détruit à tout moment par une catastrophe naturelle.

La vulnérabilité du pays s’explique par sa position géographique. Dans un article de 2014, National Geographic rappelle que « l’île d’Hispaniola, partagée par Haïti et la République dominicaine, repose sur la plaque caraïbe, elle-même entourée de plusieurs autres plaques tectoniques. La plaque caraïbe est constamment bousculée et écrasée par les mouvements tectoniques provoqués par la cohue entre la plaque nord-américaine, la plaque des Cocos, la plaque sud-américaine et la plaque de Nazca ». Cette « cohue » fait de la zone un lieu propice à la formation de tremblements de terre dévastateurs.

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Maison dévastée par les secousses d'un tremblement de terre de magnitude 7,2 (Photo de Delot Jean, AP)

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010, le plus puissant qu’a connu la région depuis 200 ans, est l’exemple le plus frappant de la vulnérabilité sismique haïtienne. D’une magnitude de 7,3 sur l’échelle de Richter, il a tué 220 000 personnes, blessé 300 000 autres et détruit les habitations de plus de 1,5 millions d’Haïtiens. Cette catastrophe a également considérablement fragilisé l’État haïtien : le palais présidentiel et les ministères se sont effondrés sur leurs personnels, tuant 30% des fonctionnaires du pays. Le président René Préval qui menait une politique prometteuse de développement économique s’est alors vu couper les ailes par le séisme.

 

Depuis 2010, les Haïtiens ont été frappé par l’ouragan Matthew en 2016, l’ouragan Irma en 2017, un tremblement de terre d’une magnitude de 5,2 en 2018. Surtout, alors qu’ils peinaient à se remettre de l’ouragan Matthew et de l’assassinat de leur président, ils ont vu la zone sud de leur pays dévastée par un tremblement de terre de magnitude de 7,2 en août 2021. Ce dernier a tué 2 300 personnes et détruit 130 000 maisons.

 

Dans un paysage politique fragilisé par les catastrophes naturelles, les divisions politiques et la corruption, un troisième acteur se démarque : les gangs. Alimentant une crise sécuritaire d’ampleur, ces derniers ont profité de l’assassinat de Jovenel Moïse pour s’emparer de la capitale Port-au-Prince et d’une partie du pays. Intrinsèquement liés au pouvoir politique et à ses nombreuses factions, ils ont su user de ses divisions pour combler le vide laissé par l’État haïtien. Le séisme de 2010 est également un tournant majeur dans la crise sécuritaire actuelle. Profitant de la destruction de pans entiers du système carcéral haïtien, de nombreux prisonnier se sont échappés et ont grossi les rangs des gangs locaux. Au même moment, alors que la police ne parvenait pas à assurer la sécurité des camps où étaient logés les victimes du tremblement de terre, des groupes d’autodéfense armés se sont formés.

 

Dans une note publiée en décembre 2022, l’International Crisis Group s’alarme au sujet de l’influence des gangs haïtiens : « Ces groupes qui dépendaient autrefois de parrains appartenant à l’élite, sont devenus plus autonomes et ont acquis de plus gros arsenaux tout en élargissant leur empreinte territoriale. » La Global Initiative against Transnational Organized Crime estime « à 200 le nombre de gangs qui opèrent dans tout Haïti, et à environ 95 le nombre de gangs dans la seule capitale, Port-au-Prince. De fait, l'insécurité est à son comble, avec des attaques à grande échelle à l'encontre des communautés, des hommes politiques et des journalistes, des niveaux élevés de violence, des enlèvements massifs et des déplacements forcés à grande échelle ».

 

La crise sécuritaire actuelle réside dans l’incapacité de l’État et de la classe politique à contrôler les gangs, autrefois leur bras armé.

Les relations incestueuses entre les groupes armés non étatiques et l’oligarchie remonte à l’époque des Duvalier. En 1958, François Duvalier fait face à une tentative de coup d’État. Pour court-circuiter l'armée qu’il juge peu fiable, il fonde les Tontons Macoutes. Garde prétorienne chargée d’éradiquer toute opposition, cette milice privée est tristement célèbre pour sa violence extrême. La chute des Duvalier en 1986 ne s’est pas accompagnée du désarmement des Tontons Macoutes et autres groupes armés. Nombre de présidents ont essayé de les interdire mais sans jamais mener à bien une politique de désarmement et de réinsertion de leurs membres. Ces tentatives infructueuses ont seulement transformé les groupes armés en organisations criminelles officieuses, resurgissant sur la scène politique sous d’autres formes lors des moments de fébrilité du pouvoir. Les gangs actuels, descendants des Tontons Macoute, des « chimères » de l’ancien président Aristide et de mercenaires à la solde de la CIA, trouvent leur origine dans le chaos politique haïtien : la crise politique alimente la crise sécuritaire, qui à son tour alimente la première dans une logique rétroactive.

 

Autre facteur compliquant la pacification d’Haïti, les membres des gangs ne sont pas que des délinquants. Nombre d’entre eux sont des policiers en activité ou d’anciens militaires, ce qui rend floue la distinction entre groupes armés étatiques détenteurs de la violence légitime et groupes armés non étatiques dont la violence est illégitime. Le puissant gang Blaz Pilate est ainsi composé de policier en service ou licenciés et surtout d’agents très entraînés du « SWAT », le groupe d’intervention de la police haïtienne.

 

L’exemple le plus parlant de la perte de contrôle des partis politiques sur les gangs réside dans les relations qu’entretiennent le G9 et le Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) au pouvoir depuis 2011 [3]. Jovenel Moïse et l’actuel premier ministre Ariel Henry en sont issus. Le G9 est l’alliance formée par les neufs gangs les plus puissants de Port-au-Prince. Ses membres sont des policiers retraités ou en service, des anciens soldats ou des jeunes des quartiers populaires affiliés au PHTK. Si l’alliance est souple et que ses membres s’affrontent ponctuellement, ils tiennent d’une main de fer la côte de Port-au-Prince. Cette position stratégique leur permet de contrôler les livraisons de carburant et de nourriture ainsi que les accès aux ports. Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », le fondateur et chef de l’alliance, est ainsi en position de force pour négocier avec le pouvoir politique dont il a décidé de s’affranchir depuis la mort de Jovenel Moïse. Jusqu’à l’assassinat de ce dernier le G9 aidait électoralement le PHTK. Grâce au contrôle des deux mairies les plus importantes du département de l’Ouest (Port-au-Prince et de Pétion Ville), cette alliance criminelle exerce son influence sur 2 millions d’électeurs. Dans cette zone, le G9 a longtemps intimidé ou corrompu les citoyens haïtiens pour qu’ils votent en faveur du PHTK. L’alliance criminelle y a aussi collecté des fonds pour les campagnes de certains candidats en rackettant des notables, attaqué des bureaux de vote acquis à l’opposition, bourré les urnes, ou encore organisé des manifestations en faveur de candidats du PHTK tout en attaquant les meetings des concurrents. Toutefois, depuis juillet 2021 et l’assassinat de Jovenel Moïse, le G9 s’oppose à Ariel Henry. Jimmy Chérizier, actuellement l’homme le plus puissant d’Haïti, a ainsi appelé à la « révolution » et utilise le blocage des livraisons de carburant pour forcer Ariel Henry à la démission.

 

Le PHTK n’est pas le seul parti politique à entretenir des relations avec les gangs de la capitale. Au contraire, descendre dans l’arène politique haïtienne nécessite bien souvent d’être appuyé par des groupes armés. Cette situation fait dire à Frédéric Boisrond, sociologue québécois d'origine haïtienne, qu’Haïti est une « voyoucratie ». Devant la Chambre des Communes canadienne, il affirmé en 2022 que « Le PHTK s'est assuré de n'avoir aucun opposant et il a réussi à faire taire la rue par l'entremise de ses tactiques mafieuses. Comme l'ont fait les Tontons Macoutes des Duvalier, le PHTK a financé et armé des fiers-à-bras pour protéger sa mainmise sur le pays. Ce sont ces mêmes vauriens qui se sont retournés contre le régime, qui ont formé des gangs et qui créent une crise sécuritaire qui alimente les crises humanitaire, économique, sociale et sanitaire. Ils font tout pour transformer l'idéal d'une démocratie en voyoucratie ».

 

Couplée aux catastrophes naturelles, le chaos politico-sécuritaire haïtien empire des crises sanitaire, humanitaire et économique. Entre 2010 et 2019, l’île a ainsi été touchée par une épidémie de choléra qui a fait 10 000 morts et au moins 800 000 malades. Après 3 ans sans cas détectés, les infections sont reparties à la hausse en octobre 2022 et font craindre une nouvelle vague épidémique. Ce fléau a été introduit en Haïti par des casques bleus de l’ONU contaminés. Alors qu’ils venaient en aide aux populations locales suite au séisme de 2010, ils avaient répandu la maladie en jetant leurs fosses septiques dans un fleuve. La crise sécuritaire alimente la crise sanitaire puisque qu’il est très difficile pour les médecins haïtiens et l’aide internationale d’aller soigner les communautés touchées à cause du contrôle des axes de communication par les gangs.

L’économie haïtienne étant totalement entravée par l’action des gangs, une profonde crise humanitaire touche les populations les plus démunies. De nombreux conteneurs remplis de nourriture sont ainsi bloqués dans les ports de la capitale alors que 50% de la population ne mange pas à sa faim selon le World Food Programme.

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Jimmy Chérizier alias "Barbecue" leader du G9, entouré de ses hommes (Image de propagande - RS)

L’emballement médiatique autour de l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021 ou des séismes de 2010 et 2021 montre qu’Haïti n’existe, aux yeux du monde, que quand elle souffre. Les médias occidentaux s’intéressent à une douleur exotique, mais pas à un pays en lui-même. Ce silence médiatique est accompagné d’un silence historique : en Occident, le pays n’a tout simplement pas de consistance historique puisque son histoire est largement ignorée, voire rejetée. Pour qualifier cette situation, l’historien Christophe Wargny évoque une « quarantaine historique » dans le livre Haïti n’existe pas ! 1804-2004 : deux cents ans de solitude. Alors que les Haïtiens sont largement dépendants de l’aide internationale pour affronter la polycrise, les biais cognitifs occidentaux conditionnent le déploiement de cette dernière. Méconnue historiquement et médiatiquement, la crise haïtienne est souvent analysée au prisme de la « malédiction ». Vidée de sa substance historique et géopolitique, la « malédiction haïtienne » pousse à considérer les Haïtiens comme des victimes à sauver ou bien des « barbares à civiliser », mais jamais comme des acteurs dynamiques d’un changement national, souverain, radical et démocratique.

 

Les silences médiatiques et historiques qui entourent Haïti trouvent leurs racines – tout comme la polycrise actuelle – en 1804. Au 1er janvier de cette année-là, les Haïtiens marquent l’histoire. Après avoir défait les armées napoléoniennes, ils deviennent le premier peuple noir à se libérer du joug colonial européen. Cette indépendance marque le début d’un processus historique troublé. L’indépendance d’Haïti, son « péché originel », est une humiliation pour la France, seconde puissance coloniale au début du XIXe siècle. En prenant aux mots ses idéaux révolutionnaires et égalitaristes, des esclaves noirs et des mulâtres l’ont chassé de la colonie la plus riche de l’époque. Ultime affront, pour nommer leur nouvel État ils ont emprunté le nom Ayiti aux Taïnos, autochtones de l’île exterminés par les conquistadors espagnols du XVIe siècle. La République haïtienne se veut alors être la revanche des peuples opprimés par les Européens.

Haïti étant entourée de colonies européennes, la France souhaite éviter toute propagation révolutionnaire. Le premier État indépendant d’Amérique latine doit servir d’exemple. Il est obligé de payer des « réparations » s’il veut que son indépendance soit reconnue. Après deux décennies de négociations pour ramener la perle des Antilles sous pavillon français, le roi Charles X « concède » l’indépendance en 1825. En échange, Haïti doit payer une indemnité de 150 millions de francs-or (entre 22 et 115 milliards d’euros actuels [4]) afin de dédommager les anciens propriétaires d’esclaves français. Cette somme représente une année de revenus de la colonie avant la Révolution, soit 15% du budget français, et six années de revenus au moment du traité. Ravagée par la guerre et au ban des nations coloniales qui contrôlent le monde, l’économie du jeune État caribéen est exsangue. Les Haïtiens n’ont toutefois pas d’autre choix que de payer. Alors que leur effort de guerre est à bout de souffle, une flotte française composée de 14 navires de guerre prêts à débarquer pointe ses 528 canons sur l’île d’Hispaniola. Pour payer les « réparations », l’État nouvellement créé s’endette auprès de banques françaises. Se forme alors « la double dette de l’indépendance » : celle envers l’État français et celle envers les banquiers tricolores. Si Haïti finit de rembourser la première en 1883, la seconde traîne jusqu’en 1952. Cette dette constitue autant de routes, d’écoles, d’hôpitaux, d’aides sociales et aux entreprises en moins pour les Haïtiens. Le prix de l’indépendance haïtienne explique donc la fragilité financière de l’île, qui ne s’est jamais totalement relevée de la destruction et du bridage de son économie. Pour le média Nodal, Juan Gabriel Valdés rappelle que « sa non-intégration dans le capitalisme international, l'absence d'investissements étrangers, d'immigration, de guerre ou de commerce international ont fait que le pays n'a pas connu ce que d'autres dans l'hémisphère pourraient appeler "un XIXe siècle" ».

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La Bataille de Saint-Domingue, huile sur toile de Janvier Suchodolski, 1845, Musée de l'Armée polonaise, Varsovie

Le corollaire des silences historique et médiatique imposés à Haïti est le déni de la souveraineté du pays par la communauté internationale depuis son indépendance. Pour cette dernière, et surtout les États-Unis, la polycrise haïtienne représente une menace migratoire. Les crises politico-sécuritaires qui ont marqué les fins de règne des Duvalier et d’Aristide, tout comme les catastrophes naturelles de grande ampleur, ont été accompagnées de leur lot de « boat people » navigant vers les côtes de la Floride. Selon le Migration Policy Institute, « la population immigrée haïtienne [aux États-Unis] a plus que triplé entre 1990 et 2018 », passant de 92 000 à 687 000 personnes. Entre 2010 – année du terrible séisme – et 2018, 100 000 Haïtiens se sont installés aux États-Unis.

Ces migrations font le jeu des conservateurs et guide les États-Unis dans leur politique étrangère envers le pays insulaire. Celle-ci pourrait être résumée par les mots de Jefferson qui, craignant un afflux migratoire et une propagation révolutionnaire après l’indépendance d’Haïti, affirmait que la « solution » était « d’empêcher les Noirs d’avoir des bateaux ».

La première mise en quarantaine du pays, qui durera jusqu’en 1915 et l’invasion états-unienne, s’explique notamment par les préjugés raciaux en vigueur au début du XXe siècle. Alejandro E. Gómez, dans son livre Le spectre de la révolution noire : L’impact de la révolution haïtienne dans le monde atlantique, 1790-1886, explique que « derrière ce fait, au-delà des préoccupations géopolitiques ou commerciales, se trouve l’ensemble de préjugés raciaux traditionnels, ainsi qu’une sorte de racisme éclairé propre à certaines élites intellectuelles blanches de l’époque, dont Jefferson et Bolívar firent preuve. Du fait de ces facteurs, il paraissait impossible de traiter de manière égale les dirigeants d’une nation considérée comme inférieure et potentiellement dangereuse pour l’utopie des nations blanches ou dirigées par des Blancs. Comme conséquence de ce mépris, divers gouvernements états-uniens (à commencer par Jefferson) et celui de Bolívar en Grande Colombie acceptèrent d’avoir des relations uniquement commerciales avec la République haïtienne, tandis que celle-ci fut volontairement maintenue en marge de la politique de la communauté des nations dites "civilisées" ».

 

Après le maintien en respect des « cannibales de la terrible République », les États-Unis envahissent Haïti en 1915 sous prétexte de rétablir l’ordre chez un voisin ingérable. Jusqu’en 1934, cette opération digne des plus grandes « missions civilisatrices » à l’européenne permet surtout à l’Oncle Sam de s’accaparer les richesses de la perle des Antilles. Commence alors un long cycle de négation de la souveraineté haïtienne par les États-Unis.

Ce processus s’étend jusqu’à nos jours, élargi à une communauté internationale représentée par l’ONU et la myriade d’ONG déployées dans le pays. Les États-Unis financent le renversement d’Aristide en 1991, puis de nouveau en 2004, cette fois aidé par la France. Cette déstabilisation, alimentée par l’Occident, se traduit par l’occupation de l’île par une force étrangère pacificatrice, la MINUSTAH, de 2004 à 2017. La communauté internationale décide alors de régler un problème qu’elle a largement provoqué – ou du moins fait empirer – sans vraiment donner voie au chapitre aux Haïtiens.

 

Autre moment central dans l’infantilisation du peuple souverain haïtien : l’élection du chanteur Michel Martelly, prédécesseur de Jovenel Moïse. Haïti dévastée par le séisme de 2010 compte ses morts. Pourtant, la communauté internationale lui impose une élection présidentielle en 2011. Alors que l’État s’est écrasé sur lui-même, dans les décombres de ses bâtiments publics, et que 1,5 millions d’Haïtiens vivent dans des tentes, seuls 21% des électeurs se déplacent. Un des deux candidats qualifiés au second tour est évincé par Washington : le poulain de l’Organisation des États d’Amérique (OAE), Michel Martelly, est alors parachuté au deuxième tour sur fond d’accusations de fraude électorale et d’interdiction du parti très populaire Famni Lavalas. Véritable coup d’État électoral financé par les États-Unis, cette élection place donc à la tête d’Haïti un néo-duvaliériste étroitement lié aux putschistes de 1991 et 2004.

 

L’actuel premier ministre, Ariel Henry, est un autre enfant de la négation des droits souverains des Haïtiens. Héritier de Jovenel Moïse, et donc de Michel Martelly, Henry est soutenu par les États-Unis à travers le Core Group bien qu’il n’ait pas de légitimité démocratique puisque aucune élection n’a été organisée en Haïti depuis 2016. Dénonçant les pratiques antidémocratiques de la communauté internationale, l’envoyé spécial des États-Unis pour Haïti, Daniel Foot, a quitté son poste en septembre 2021. Écœuré, il expose dans sa lettre de démission : « L'orgueil démesuré qui nous fait croire que nous devrions choisir le gagnant – une fois de plus – est impressionnant ».

 

Ultime avatar de la négation de la souveraineté du peuple haïtien par la communauté internationale : la « République des ONG » installée dans le pays depuis le séisme de 2010. Dans La Revue Nouvelle, Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques,  affirme que dès 2010 « on prit prétexte de la faiblesse de l’État haïtien pour l’affaiblir encore, en le contournant. La population fut doublement exclue ; de la "République des ONG" qu’était devenue Haïti, où proliféraient les ONG, agissant comme autant d’États dans l’État, et de la souveraineté nationale, en raison d’institutions publiques déficientes et captées par l’élite».

 

Le soutien des États-Unis aux Martelly, Moïse, Henry n’est pas innocent : il est conditionné à l’application de politiques néolibérales favorables aux investissements étrangers. Ainsi, profitant du séisme, Michel Martelly a approfondi le processus de libéralisation en œuvre en Haïti. Pour faire du pays le « Taïwan des Caraïbes », le président a ainsi inauguré une zone franche à Caracole où une multinationale sud-coréenne a installé une usine de sous-traitance pour le marché textile états-unien. Jovenel Moïse, dauphin de Martelly et ancien directeur de la première zone franche agricole du pays, a décrété, au lendemain de la fin officielle de son mandat présidentiel, la création d’une zone franche agro-industrielle sur 8 600 hectares de terres agricoles. Pour Frédéric Thomas, les « zones franches sont l’actualisation » du système de plantation post-colonial, basé sur l’exploitation d’une main d’œuvre sous payée – mais plus esclavagisée – et tourné vers l’exportation. Ce système constituait lui-même la modernisation du modèle colonial par les pères de l’indépendance haïtienne : « Les ressources du pouvoir de l’oligarchie locale sont restées analogues : la dépendance envers le marché international et, plus centralement, le marché états-unien. Près des trois quarts des produits consommés en Haïti sont importés, tandis que les produits textiles des zones franches constituent plus de quatre cinquièmes des exportations à destination des États-Unis. Par le quasi-monopole qu’elle exerce sur les échanges commerciaux, la classe dominante est d’autant plus forte que le marché est concentré, et le pays dépendant. Il en découle un double antagonisme. Les intérêts de cette oligarchie sont opposés à ceux de l’écrasante majorité de la population, à laquelle elle tourne le dos, en étant fixée sur Washington. Car c’est d’elle, et non du peuple haïtien, dont dépend prioritairement son pouvoir ».

 

Alors que se profile une nouvelle intervention internationale, Haïti aurait plutôt besoin d’une importante aide extérieure gérée avec les Haïtiens et dans leurs intérêts. Le pays nécessite surtout un changement sur le long terme, pour se reconstruire dignement et souverainement. Pour Frédéric Boisrond : « Haïti est à l'an zéro de sa transition vers la démocratie. Pour démarrer, il faudra un vaste programme d'éducation populaire, entre autres pour assurer la compréhension des droits, des devoirs et des responsabilités qui viennent avec la citoyenneté. Pour décoller, il faut un renouvellement de la classe politique, qui est aujourd'hui composée majoritairement de vieux hommes déphasés, déconnectés, fossilisés et limoneux, qui n'ont rien connu d'autre que la culture duvaliériste ».

[1] Article du New York Times sur les liens présumés entre Daniel Henry et les commanditaires de l’assassinant de du Président Moïse 

[2] Juan Gabriel Valdés est docteur en sciences politiques, ancien homme politique et diplomate chilien, ancien ministre des affaires étrangères du Chili. Il a été le chef de la mission de stabilisation des Nations unies en Haïti de 2004 à 2006.

[3] Insight Crime : G9 y Familia

[4] The New York Times : Investigating Haiti’s ‘Double Debt’ 

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