Crédits : Lisa Seyvet
Le glyphosate, incarnation de l’utilitarisme
Par Lisa Seyvet
La perpétuelle controverse autour du glyphosate et son récent renouvellement à l’échelle européenne est l’incarnation d’un système agroalimentaire hyperpoductiviste, reposant sur un rapport utilitariste au vivant. En cristallisant le débat autour de la question cancérogène, le rôle systémique du glyphosate dans la spoliation des terres et la domestication de la biodiversité a été invisibilisé. Cette omission anthropocentrée met en avant la nécessité d’une dimension philosophique en politique.
Il y a un mois, le 16 novembre 2023, la Commission et les États membres de l’Union européenne ont renouvelé l’autorisation pour dix ans de l’herbicide le plus utilisé au monde. La France, première acheteuse en Europe, s’est abstenue. Jean-Noël Jouzel, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et ex-membre de l’expertise collective Effets des pesticides sur la santé de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) déplore "le fâcheux coût symbolique" de cette décision.
Le glyphosate est l’actif principal d'un herbicide total. Il tue tous les végétaux photosynthétiques dans un système couplé avec des organismes génétiquement modifiés (OGM), des semences génétiquement conçues pour tolérer l’herbicide. Sa molécule produite par Monsanto - racheté par Bayer - s’est fait connaître sous le nom de RoundUp, puis est tombée dans le domaine public dans les années 2000. Il a très longtemps été considéré comme le produit miracle par son efficacité, son faible coût et surtout son innocuité. Il était réputé pour être moins toxique que le sel de table.
Ce n’est qu’en 2015 que cet herbicide total et systémique a été classé dans la catégorie des “cancérogènes probables” par le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS). Pour la première fois, une instance scientifique de référence se prononce sur cet actif. Ce type de rapport a pour habitude de déclencher un processus chronique par lequel passent la plupart des pesticides cancérogènes : la substance est progressivement retirée du marché et rapidement substituée, puis quelques années après, le produit remplaçant est à son tour incriminé pour des raisons similaires de nuisance à la santé et/ou l’environnement. Mais en 2015, s’est déroulé un tout autre phénomène. A l’unanimité, les grandes autorités réglementaires de la planète, dont l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), ainsi que les autorités nationales des États membres ont massivement contredit ce rapport du CIRC. L'Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a à son tour déclaré que “les preuves scientifiques disponibles ne permettaient pas de classer le glyphosate comme cancérigène”.
Une stratégie de “maintien du doute” à 17 millions
Aujourd’hui, on peut lire sur le site du gouvernement français, Vie publique, qu’il s’agit “d’une divergence d’opinions scientifiques”. Cette éternelle contradiction entre les agences réglementaires et les institutions scientifiques participe à une certaine défiance envers la science académique. Dans la réalité, il s’agit d’une différence de méthode, l’une à but purement scientifique et l’autre, dans une perspective de commercialisation. Jean-Noël Jouzel souligne la gravité de ce qu’il qualifie de “maintien du doute”, “le signal envoyé dit clairement que l’avis du CIRC, on peut s'asseoir dessus”.
Le CIRC et l'Inserm sont des instances scientifiques de référence qui se basent sur la littérature scientifique indépendante, selon le directeur de recherche, le fait qu’elles soient “très dégagées du politique” leur donne une valeur particulière. D’un autre côté, les agences réglementaires, comme l’EFSA et l’ECHA, fondent leurs avis en majeure partie sur des tests fournis par des industriels comme Monsanto. La loi les oblige à aussi considérer la littérature scientifique internationale, mais dans la pratique, les agences considèrent l’écrasante majorité des études universitaires comme non pertinentes ou non fiables, car elles ne suivent pas le même cahier des charges. Les cahiers des charges que les agences doivent respecter sont créés par des organisations intergouvernementales non scientifiques (EPPO, OCDE) chargées d'harmoniser les échanges commerciaux. D’autre part, il existe une phase du rapport appelée “peer review”, à laquelle les représentants des États membres participent et donnent leur avis. L’écrasante majorité des études prises en compte par l’Union européenne sont donc basées sur des données fournies par les industriels, avec une influence commerciale et politique non négligeable. Le chercheur en santé environnementale qualifie l’absence presque totale de prise en compte des études universitaires comme “le cœur du problème, plus que dans les conséquences sanitaires”.
En 2017, les journalistes Stéphane Foucart et Stéphane Horel ont obtenu et analysé des documents internes à l’entreprise du RoundUp, les Monsanto Papers. Ils y révèlent de multiples fraudes scientifiques, conflits d'intérêt et ghostwriting. Pour ne citer que quelques unes des découvertes : des transmissions d’informations erronées à l’EFSA, des rapports d’expertises européennes copiés collés de communications de Monsanto, une campagne de dénigrement contre le CIRC, des cadres qui rédigent des “articles scientifiques” pour par la suite les faire signer par des scientifiques, la censure d’études gênantes pour le produit… En tout et pour tout, 17 millions d’euros ont été dépensés pour du lobbying dans l’Union européenne.
Ces découvertes n’ont pas changé les pratiques réglementaires, qui s’appuient toujours en priorité sur les études fournies par les pratiquants, protégées par le secret industriel. Le glyphosate représente toujours le tiers des substances phytosanitaires utilisées sur la planète. L’un des arguments mis en avant par Monsanto pour justifier leur omniprésence et leur rôle dans la création d’une ère agro-industrielle, est que le produit a été mis en place car il répondait efficacement à la demande d’augmentation des rendements.
La transformation des terres en actifs financiers
La question de la souveraineté alimentaire est souvent abordée quand le système industriel est pointé du doigt. C’est le raisonnement concessif du “certes, mais il faut bien nourrir le monde”. Les OGM Roundup ready, conçus pour tolérer le glyphosate ont été vendus par l’industrie comme un moyen d’augmenter les rendements. Aujourd'hui il a été prouvé, notamment par l'Union of Concerned Scientists (UCS), une association de recherche scientifique créée au sein du Massachusetts Institute of Technology (MIT), que le produit ne permet pas de produire plus. Numériquement, il n’y a pas eu d’augmentation des rendements. Derrière cette idée reçue se cache une technologie qui place la rentabilité économique en préoccupation première, en permettant la conversion de grands espaces naturels en monoculture, et ce à moindre coût.
C’est ce qui est observable en Argentine et au Brésil. Historiquement, la main-d'œuvre agricole dans les zones rurales de ces pays a été bouleversée par l’arrivée du système glyphosate, qui a drastiquement restructuré l’emploi. Le fonctionnement des exploitations ne dépend plus du nombre de paysans qui y travaillent, des locaux, qui aujourd’hui combattent la spoliation internationale qui empoisonne leurs terres et leurs habitants. Stéphane Foucart en fait le constat dans son essai Un mauvais usage du monde : “un système agricole peut aussi être un levier pour achever de déraciner les hommes de la terre, pour faire de celle-ci non plus un habitat et un moyen de subsistance, mais un simple substrat que l’on peut surexploiter, dégrader et abandonner lorsqu’il a été utilisé”. Ce modèle de l’agrobusiness est devenu une véritable politique d'État en Argentine et au Brésil, une politique dans laquelle l’Union européenne a sa part de responsabilité : elle importe chaque année 13 millions de tonnes de graines de soja pour nourrir le bétail. Il y a une véritable dépendance européenne aux céréales transgéniques sud-américaines. Selon l’Inrae, l’Europe importe près de 87% du soja qu’elle consomme.
“On a tous les éléments pour savoir que le glyphosate est toxique pour la santé et l’environnement. On sait qu’il fait le mal. On sait tout ça mais on continue de faire comme si on ne savait rien. Parce que c’est plus simple.” La professeure émérite Catherine Larrère dénonce un système de politique “hyperproductiviste”. Elle souligne que la solution ne viendra pas de “changements techniques, il y a un besoin de renouveau systémique”. Le maintien du glyphosate implique une certaine validation du système de conversion des espaces naturels en monoculture, la transformation des terres en actif financier.
L’Androcène
Jean Noël Jouzel affirme que le glyphosate, et plus généralement les pesticides, sont “un arsenal majeur de l’entreprise de domestication du vivant”, un outil du rapport utilitariste avec la nature. D’ailleurs, en politique le terme “nature” est le plus souvent remplacé par “ressource naturelle”. Questionner le rapport de l’homme au vivant apparaît alors comme essentiel à la transformation systémique que réclament les experts.
Catherine Larrère parle d’un “besoin d’éthique environnementale : redéfinir la place de l’homme dans la nature et en tirer les conséquences.” Elle explique qu’il faut mettre en accord nos “croyances morales les plus anciennes” (comme par exemple que seul l’homme mérite la considération morale, non la nature) avec des acquis cognitifs plus récents, “dont nous n’avons peut-être pas tiré toutes les implications morales, qui passent par l'expérience vécue.” (comme les répercussions du dérèglement climatique). Elle explique à travers un des essai de l’Almanach d’un comté des sables, de Léopold, que nos acquis récents vis à vis de l’environnement sont logés dans le domaine intellectuel, et que pour “vivre une expérience morale, il faut transformer notre intuition intellectuelle en force émotionnelle dirigeant nos actions”. Pour défendre le vivant, il faudrait donc avoir noué un lien avec ce dernier. Selon elle, on ne peut pas changer de système sans faire appel à l’émotion, elle met en avant l’empathie comme un outil qui permet de faire passer l'intérêt général avant l'intérêt privé.
Étudier la place de l’émotion en politique, c’est aussi la démarche des chercheuses Myriam Bahaffou et Julie Gorecki qui sont à l’origine du néologisme Androcène. Elles définissent l’Androcène comme l’ère de certains hommes, au cours de laquelle “une poignée d’oppresseurs, différents selon les lieux et les époques, ont exploité et asservi la multitude pour leurs intérêts propres”. Elles lient les rapports de domination entre patriarcat, colonialisme et capitalisme, des rapports qu’on retrouve notamment dans la spoliation européenne des terres sud-américaines, dont le glyphosate est l’outil technique. Les chercheuses soulignent que l’Androcène a effacé l’émotion des valeurs qui régissent le monde, tandis que selon elles, notre sensibilité est celle qui nous raisonne. “L’émotion n’occulte pas la raison, elle la contextualise”. Elles mettent en avant l’idée qu’une certaine absence de sensibilité dans le monde politique serait l’un des problèmes qui pèse sur une démocratie fonctionnelle. L’empathie permet de ressentir les souffrances et préjudices ressentis par autrui, tout comme elle retient d’exercer le pouvoir au dépend d’autrui : “À prétendre que la sensibilité est une faiblesse, nous avons fait de l’indifférence une gouvernance” .