Crédits : Léa Le Denmat
Pourquoi l’Espagne est-elle le pays le plus féministe d’Europe ?
Par Léa Le Denmat
À première vue, ce particularisme espagnol paraît paradoxal. Ayant vécu sous une dictature conservatrice et machiste entre 1939 et 1975, le pays en a hérité une culture catholique toujours présente dans la société. Malgré son histoire, l'Espagne est souvent mise en lumière pour ces lois progressistes, ce qui en fait un modèle, dans ce domaine, au niveau européen. Une place de référent que le pays doit avant tout aux combats féministes qui ont été menés dès les années trente.
En Espagne, le 8 mars est une institution. Jeunes, plus âgées, venues à plusieurs, avec ou sans pancarte… Les femmes se mobilisent et élèvent leurs voix, conjointement, dans les rues submergées par une vague violette. En 2019, elles étaient 500 000 à manifester pour leurs droits. En comparaison, en 2023, elles étaient 70 000 en France. Une mobilisation qui s’explique par l’héritage féministe puissant de l’Espagne, mis entre parenthèses pendant la dictature, pour renaître encore plus fort à la mort de Franco.
"En Espagne, le mouvement féministe est porté par une volonté politique"
L’Espagne, longtemps écartée de la scène internationale sous le régime de Franco, est aujourd’hui un des pays les plus progressistes en matière des droits des minorités et notamment des femmes. Interrogée par Le Troisième Œil, la journaliste du Nouvel Obs Nathalie Funès interprète cette place de précurseur par le soutien politique aux mouvements féministes dans le pays. Elle explique : “le combat féministe est d’abord une bataille des mots, l’Espagne a posé des mots sur un fait de société”. Alors que la droite la plus radicale refuse d'utiliser le terme de “féminicide” et qualifie parfois les féministes de “fémi-nazis”, les mouvances espagnoles de gauche définissent très tôt les violences de genre par le biais d’un vocabulaire spécifique.
En 2004, Zapatero, Premier ministre socialiste espagnol, déclarait : “je ne suis pas seulement antimachiste, je suis féministe”. Des mots qui font sens dans un pays façonné par des années de politique sexiste sous la dictature et marqué par une religion catholique très ancrée. Mais le gouvernement de Zapatero ne s’est pas arrêté là. Ces mots ont été accompagnés d’une volonté politique en faveur des droits des femmes.
Le 7 octobre 2004, les députés espagnols approuvent, dans un hémicycle où résonne les applaudissements, la loi dite “des mesures de protection intégrale contre la violence de genre”. La notion de “violence de genre”, étudiée par les féministes, n’est pas encore diffusée dans l’opinion publique à l’époque. Avec cette loi, le gouvernement de Zapatero a un objectif précis : supprimer les inégalités juridiques et sociales fondées sur le genre. Une vision portée à bras le corps par les mouvements de gauche, qui se heurtent parfois à la hiérarchie catholique espagnole. Dans son contenu, la fameuse loi de 2004 s’attaque notamment aux violences conjugales alors que 83 féminicides ont été répertoriés en Espagne la même année.
En modifiant le Code pénal, ces mesures ont permis de créer des crimes spécifiques et d’établir une juridiction spécialisée par l’invention de tribunaux consacrés exclusivement aux violences commises par un époux ou un ex-compagnon. Ces progrès juridiques ne sont pas sans résultats, les féminicides ont diminué de 24% en Espagne en moins de vingt ans. Cette loi-cadre constitue l’ossature de la politique féministe espagnole et continue d’évoluer au fil des années. En 2017, un “pacte d’État” est signé, garantissant un fond de un milliard sur cinq ans pour ces questions, une somme pour laquelle militent en vain les mouvements féministes français.
Mais les différentes mesures en faveur des droits des femmes ne font pas toujours l'unanimité et sont parfois sujets à débats au sein même de la gauche. En 2022, l’ancienne ministre de l’Égalité Irene Montero issue de Podemos, groupe politique le plus à gauche du gouvernement, porte la loi “Solo un si es un si”. Cette dernière constitue une avancée inédite en termes de droits des femmes en Espagne. Alors que jusqu’ici la notion de violence ou d’intimidation était nécessaire pour qualifier un viol au niveau jurdique dans le pays, cette loi aborde, pour la première fois, la notion de consentement explicite. Avec cette nouvelle législature, la ministre souhaite défendre que tout acte sexuel sans consentement explicite doit être reconnu comme viol.
La question de consentement explicite avait été au cœur du débat public espagnol lors de l’affaire dite de la “meute” en 2016. Une jeune femme de 18 ans avait subi un viol collectif lors des fêtes de la San Fermin à Pampelune par cinq hommes qui avaient filmé leurs actes et s’en étaient vantés sur un groupe de messagerie. L’affaire avait fait l’effet d’un raz de marée médiatique après que les auteurs aient été condamnés en 2018 à neuf ans de prison, non pour viol, mais pour « abus sexuel ».
En promouvant la loi “Solo un si es un si”, Irene Montero souhaitait éliminer ce statut d’”abus sexuel” et ainsi mieux traiter juridiquement les cas de viol. Une volonté qui a paradoxalement mené à l’abaissement de peines pour certains détenus visés par des cas de violences sexuelles. En Espagne, les peines sont modifiées rétroactivement si un changement du Code pénal bénéficie aux condamnés. Une situation qui a divisé la gauche et qui a conduit à une réforme de la loi en avril dernier afin d’éviter les réductions de peine.
Certains ont pointé du doigt le fait que la loi avait été initialement mal rédigée. Irene Montero a toujours défendu sa forme initiale et a dénoncé l’utilisation machiste des juges avaient pu en faire. Pour Karine Bergès, professeure à l'Université Paris Est Créteil et spécialiste en civilisation et histoire de l'Espagne contemporaine interrogée par Le Troisième Œil, “cette loi a permis une réflexion autour du consentement explicite mais le temps montrera l’impact qu’elle aura dans le futur”.
Un héritage féministe ancien
Les nombreuses avancées en termes de droits des femmes de ces dernières années n’auraient jamais été possibles sans l’amorce des combats féministes avant la dictature franquiste. Les mouvements féministes de la IIe République (1931-1936) sont fortement mobilisés en Espagne et se structurent notamment dans les mouvements et partis de gauche comme le précise Karine Bergès : “il y a une structuration du féminisme à partir du politique”.
Certaines figures de cette période, incarnent l’évolution de la mobilisation féministe au sein de la sphère politique. Les femmes espagnoles obtiennent le droit de vote en 1931, un droit largement défendu par Clara Campoamor, députée du Parti Radical. Le 1 octobre 1931, elle énonce un discours devant ses collègues députés qui restera gravé dans les mémoires : “vous n’êtes pas maîtres du droit naturel fondamental qui est basé sur le respect de tout être humain, et ce que vous faites, c’est détenir un pouvoir ; laissez la femme se manifester et vous verrez comment ce pouvoir vous ne pourrez continuer à le détenir”.
Son discours est révélateur du contexte de l’époque dans lequel les féministes “ont la volonté de développer une conscience de l’égalité” comme l’explique Karine Bergès. Cette période s'accompagne également d’une mobilisation active au sein de laquelle les femmes s’engagent politiquement, notamment en créant des associations qui luttent pour l’égalité. En 1933, l’association des femmes antifascistes (AMA) est créée par Dolores Ibarruri, plus connue sous le nom de “Pasionaria”. Avec ses 60 000 adhérents, l’association a avant tout un objectif politique qui est celui de combattre le fascisme en Espagne. À l’époque, le mouvement prend de l’ampleur et est considérée comme l’association féministe la plus importante avec Mujeres Libres. Cette dernière, d’aspiration anarchiste, lutte contre l’oppression patriarcale et capitaliste. Ces actions principales se focalisent sur la formation des femmes, c’est-à-dire, leur incorporation active dans le mouvement par le biais de l’éducation en luttant contre l’analphabétisation et en permettant de faciliter la garde des enfants.
La mobilisation des femmes durant cette période constitue la genèse du rapprochement entre les partis de gauche et les féministes, une spécificité espagnole que décrypte la journaliste Nathalie Funès : “le parti socialiste espagnol est très lié au mouvement féministe à la différence de ce qu’on peut observer en France”. Elle explique que dans notre pays, les mouvements de gauche se sont avant tout constitués autour des inégalités sociales, du droit à l’immigration… Si le féminisme est davantage prôné par la gauche, certains de ses arguments sont cependant repris, et parfois instrumentalisés, par la droite.
En Espagne, cet héritage du féminisme du début des années trente, a été constitutif des avancées politiques promues par le parti socialiste à la fin de l’ère franquiste. Mais comme le développe Nathalie Funès, durant la dictature : “les combats féministes ont été mis sous cloche”. De 1939 à 1975, les associations féministes sont interdites et nombreuses sont les adhérentes de ces mouvements qui sont contraintes de s’exiler. Les femmes qui restent dans le pays, et notamment celles avec des liens de parenté avec des Républicains, subissent la répression franquiste. Selon la professeure Karine Bergès, il s’est joué à ce moment-là, une “répression genrée”. Les franquistes ont avant tout cherché à s’attaquer au rôle de la mère : “elles étaient considérées comme des femmes qui avaient failli à leur mission éducative et qui avaient une part de responsabilité dans le fait que ces hommes se soient tournés vers les Républicains”. À la fin de la guerre civile, elles subissent les tontes en public, sont forcées d’avaler de l’huile de ricin et sont victimes de viols.
Sous Franco, la répression se poursuit, les femmes sont considérées comme d’éternelles mineures, placées sous la coupe de leur mari ou de leur père. Privées d’une émancipation professionnelle, le rôle de la mère au foyer est glorifié. La Sección Femenina, branche féminine du parti unique, défend une vision extrêmement conservatrice du rôle des femmes et s’emploie à maintenir un statut de femme subordonnée.
Un tel recul des droits des femmes à la suite d’une évolution au début des années trente a fortement marqué les esprits et brisé certains espoirs d'égalité. Les mouvements féministes ont néanmoins continué à se structurer en exil, et la mort de Franco en 1975 a sonné un nouveau départ pour les luttes féministes brimées pendant tant d’années.
La menace Vox ?
Ces dernières années, l’Espagne est devenue un réel modèle au niveau européen en matière d’avancées sociétales. En mars 2021, elle devient le sixième pays au monde à légaliser l’euthanasie, avec une très large majorité au Parlement espagnol.
Autre loi qui a beaucoup fait parler, la “loi d’égalité des personnes trans”. Votée en février 2023, le texte permet l'autodétermination de genre en laissant la possibilité de changer le sexe annoté sur les papiers d’identité par une déclaration publique de non conformité avec le sexe assigné à la naissance. Cette nouvelle loi permet à toute personne de plus de seize ans de ne plus se confronter aux diagnostics médicaux, dans un parcours à présent simplifié mais qui a néanmoins suscité la controverse. Au sein de mouvements féministes mais aussi de gauche, ce texte a été un point de discorde durant plusieurs mois. Les partis de droite ont, eux, promis d’y déroger s’ils arrivaient au pouvoir.
La menace de la normalisation de l’extrême-droite n’épargne pas l’Espagne, à l’image du reste de l’Europe. Malgré l’absence de partis politiques d’extrême droite à la fin de la dictature, des groupes de nostalgiques du franquisme se réunissent hors de la scène politique. Au sein du Parti populaire (PP), parti de droite espagnol, les visions politiques sont hétérogènes et ses membres les plus radicaux sont à l’origine d’une scission et de la création de Vox en 2014. Si en 2018 le parti d’extrême-droite remporte des voix pour la première fois au niveau régional en Andalousie, il est aujourd’hui décrit comme le troisième parti représenté aux élections nationales après le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et le PP. En pleine ascension, il semble signer la fin de l'exception espagnole. Pour Karine Bergès, cette évolution récente “n’est pas une particularité espagnole”. La majorité des pays européens sont tous concernés par la montée de l’extrême-droite, même si, en Espagne, elle a été plus longue en raison de son histoire. Ce retour de la droite radicale dans le pays s’analyse dans un contexte où les populismes divers et variés sont fortement relayés dans l’opinion public et que les lobbys, notamment anti-avortement, gagnent du terrain.
Comme l’explique la spécialiste de l’histoire de l’Espagne contemporaine : “Vox capitalise sur un discours anti-féminsite, pro corrida, pro chasse et qui ne se sentent pas représentées par les idées progressistes”. Cette position résonne comme un retour du bâton après les nombreuses lois en faveur des minorités qui ont été mises en place dans le pays.
La journaliste Nathalie Funès craint que ce retour de l’extrême-droite soit avant tout, un danger pour les jeunes : “les nouvelles générations s’informent pour la majorité sur les réseaux sociaux, des espaces où sont de plus en plus propagées des idées conservatrices”. L’Espagne connaît aussi des espaces ruraux où la jeunesse qui y vit ne se sent pas représentée par les idées de la gauche, c’est notamment le cas de la jeunesse andalouse, fortement concernée par le chômage et qui a massivement voté Vox. Karine Bergès explique que “pour une partie de cette jeunesse, c’est rassurant de pouvoir se rattacher à des valeurs qu’ont défendu leurs parents”.
Malgré cette rapide montée de l’extrême-droite en Espagne, son ancrage féministe ancien et les nombreuses lois récemment prononcées en faveur des minorités, font de ce pays un exemple à l’échelle européenne et même mondiale qui pousse Nathalie Funès à le qualifier de “modèle féministe”.