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Crédits : RTL

De l’abaya au crop top : l’école, outil de contrôle sur le corps des jeunes filles

Par Emilia Spada

Ces dernières années, les sphères politico-médiatiques se sont emparées du débat sur les questions vestimentaires à l’école. On a d’abord parlé de tenues légères, puis de tenues républicaines et enfin, d’uniformes. Le 7 septembre dernier, le Conseil d’État a déclaré valider l’interdiction du port de l’abaya à l’école, mesure prévue par le ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal. On pensait parler chiffon, et l’on s’est soudainement mis à parler politique.

C’est indéniable ; qu’il soit trop court, trop long, trop large, ou trop près du corps, les collégiennes et lycéennes n’ont de cesse de se voir rabâcher les mêmes réflexions et jugements d’une autre époque sur leur façon de s’habiller.

 

Tantôt elles sont allumeuses, lolitas dévergondées qui imposent leur éveil sexuel par l’émancipation de l’adolescence et sa garde-robe, tantôt conservatrices, à rebours d’une société pourtant caractérisée par la libération de la femme. Alors ces jeunes filles sont stigmatisées, cataloguées, pour le vêtement certes, mais aussi les messages qu’on lui incombe souvent à tort. Du regard que l’on porte sur ce dernier, regard qui cloisonne, enferme et légitime ce droit à contrôler le corps de la femme. De la récupération outrancière des diverses classes politiques pour mieux monopoliser le débat public et perpétrer nombre de violences systémiques.

 

Un écran de fumée

 

Ces débats sur le vêtement permettent de soulever et incarner les manquements et erreurs d’une élite politique déconnectée, désœuvrée, et les réflexes d’oppression décidément bien ancrés au sein de la société française.

La sensation alors d’assister à un habile tour de passe-passe, une diversion face aux vrais problèmes rencontrés par l'École républicaine. Un véritable enfumage politico-médiatique, qui concentre les questions de surface pour que l’on évite de trop creuser.

 

Si l’on s’intéresse aux chiffres par exemple, 48% des collèges et de lycées de métropole manquaient d’un professeur à la rentrée de septembre 2023 selon l’enquête du syndicat enseignant SNES-FSU. Une donnée qui illustre la priorité accordée par le gouvernement à l’opinion publique et ses carcans, laissant donc sur le carreau bon nombre d’élèves et de professeurs, dont les salaires demeurent trop faibles. Mettre en avant les débats sur le vêtement est aussi une manière de d’appuyer les ségrégation ethniques, économiques et spatiales qui s’effectuent inévitablement au sein des établissements scolaires français. Fragiliser une institution qui s’écroule doucement, et balayer au passage les enjeux qui lui sont capitaux.

En cause également - et surtout- la couverture médiatique massive de ces questions, les faisant ainsi apparaître comme sujets majeurs de la société française.

 

 

L’éducation nationale et la laïcité : un double standard qui pose question

 

Il convient tout d’abord de s’intéresser à l’actualité. Impossible d’être passé à côté du débat ayant suivi la mesure imposée par Gabriel Attal, ministre de l’Éducation Nationale, en cette rentrée de septembre 2023 : l’interdiction du port de l’abaya à l’école. Cette réforme intervient dans un contexte politique houleux, avec la banalisation et la reconnaissance des partis d’extrême-droite comme véritables intervenants de la scène politique. On rappelle que l’élection présidentielle de 2022 avait vu Emmanuel Macron réélu pour « faire barrage » à Marine Le Pen. En pleine montée des extrêmes, le gouvernement de La République En Marche (LREM) cherche à glaner les voix du camp adverse.  L’abaya donc, enjeu d’éducation prioritaire.

 

Il s’agit d’une longue robe, vêtement traditionnellement porté par les femmes dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient. L’abaya peut être un long carré de tissu drapé à partir des épaules et de la tête, ou bien un long caftan. Lors des prémices du débat en début d’été, le Conseil français du culte musulman (CFCM) avait déclaré le 12 juin 2023 à propos de l’abaya « que comme tout autre vêtement, elle n’est pas un signe religieux en soi ». Une femme peut porter une robe longue de ce type sans la moindre revendication religieuse. Autrement dit, l'abaya est dans l'esprit de celle qui la porte et dans l'œil de celui ou celle qui l’identifie en tant que signe religieux.


Le gouvernement en marche a légitimé sa décision en se référant à la loi de 2004, dite « la loi du voile », indiquant que « le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Cette loi du voile, votée sous Chirac, avait pour ambition de renforcer « l’école de la République » et donc son principe laïque, tout en laissant le droit au port de signes discrets.

 

Lors de l’annonce de son interdiction, le 27 août 2023 sur le plateau de TF1, le ministre de l’Éducation Nationale avait estimé que venir à l’école en abaya était « un geste religieux, visant à tester la résistance de la République sur le sanctuaire laïque que doit représenter l’école ».

Une semaine plus tard, lors de son interview par le journaliste Hugo Travers, fondateur du média Hugo Décrypte, Emmanuel Macron, alors invité dans un contexte de rentrée des classes pour aborder les thématiques concernant la jeunesse (santé mentale, enjeux climatiques, précarité…), a esquissé un parallèle qui n’a pas manqué de faire polémique. En effet, lorsqu’interrogé sur la question du port de l’abaya à l’école, le Président de la République a évoqué Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie sauvagement assassiné le 16 octobre 2020 après un cours sur la laïcité, avec la volonté d’expliquer les mécanismes de l’endoctrinement derrière ces actes barbares. Un rapprochement qui démontre l’écart entre les problématiques soulevées par l’opinion populaire dans la question du port de l’abaya et les enjeux qu’y voit le gouvernement.

 

Car ici, ce qui est reproché, c’est d’établir un cadre coercitif, au but supposé de pouvoir et devoir contraindre et contenir toute menace religieuse, encore plus si elle est susceptible d’émaner des jeunes filles et du port d’une robe.  Rappelons alors la définition de la laïcité, selon le site du gouvernement français reprenant les écrits de la loi de 1905, considérée comme le texte fondateur du principe de laïcité en France.

 

"La laïcité implique la séparation de l'État et des organisations religieuses. L'ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l'État - qui ne reconnaît et ne salarie aucun culte - ne régit pas le fonctionnement interne des organisations religieuses".

 

Nous sommes alors en mesure de nous interroger sur la légitimité de l’État à se donner le droit d’associer et reconnaître une religion à un simple vêtement traditionnel, tandis que les croix chrétiennes, bien que non ostentatoires, sont encore autorisées dans les établissements scolaires. Ce double standard laïque permet alors d’établir une domination sur une minorité de jeunes filles, déjà en permanence victimes d’amalgames et de discriminations. On interdira le port d’un kimono trop large à Linda, tandis que Marie sera autorisée à porter une tunique ample.

 

A l’échelle médiatique, ces violences systématiques et systémiques contribuent à flouter la ligne entre l’info et le clic, nuisant alors au débat public en y ancrant ces dérives. Ainsi, on a pu voir des journalistes pousser des collégiennes à avouer qu’elles portaient l’abaya simplement pour cacher leurs formes naissantes. Ou assister à un reportage de BFMTV dans lequel une jeune fille arborant une large croix chrétienne affirme ne penser que du bien de cette nouvelle mesure d’interdiction.

 

La prohibition du port de l’abaya et ses polémiques permettent donc une nouvelle fois d’ostraciser une catégorie de jeunes filles. En leur incombant des intentions qu’elles n’ont pas, et desquelles elles devraient trouver qu’il est légitime de se méfier. Une fois de plus donc, on indique aux collégiennes et lycéennes ce qu’elles doivent porter ou non, comment, et ce que cela pourrait dire d’elles.

 

Crop top et tenue républicaine

 

Pourtant d’apparence radicalement opposées, ces récentes polémiques ramènent inévitablement aux débats qui avaient agité la rentrée de septembre 2020 et les années 2021 et 2022 sur l’idée de « tenue républicaine » évoquée par l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer.

Cette fois, il était question du crop top, ce t-shirt remontant juste au-dessus du nombril, revenu à la mode ces dernières années, reprenant les codes des années 2000 et 2010.

 

Tout a débuté - comme souvent avec nos jeunes générations - sur les réseaux sociaux. A l’issue d’un énième témoignage de lycéenne s’étant vu interdire l’accès à son établissement scolaire sous prétexte d’un haut « provocateur », nombre d’anecdotes et témoignages ont alors affloués, reflétant une réalité inquiétante. L’indignation qui commençait à poindre a grondé, rassemblé, puis donné naissance au mouvement du #14septembre2020 incitant chaque jeune fille à se rendre dans son établissement scolaire en crop top, jupe, ou robe courte. Un but, celui de dénoncer, se rebeller, mais surtout d’alerter sur les dérives de certains chefs d’établissement qui perpétuent remarques et traditions sexistes. Ici encore, le double standard, fille ou garçon, torse nu mais pas le droit aux tétons apparents sous un t-shirt, mini-jupe interdite mais bermuda autorisé. Ici encore, l’école comme outil de contrôle, de répression, de relai de traditions archaïques et de culpabilisation à n’en plus finir. 

Ces tenues « légères », et au sens premier d’abord, puisque la polémique a débuté en période de fortes chaleurs, ont alors été disséquées, soumises à l’avis de monsieur -et non madame- tout le monde.

 

Un mouvement qui a effrayé par sa ferveur juvénile, et surtout la peur de voir ses revendications légitimées par l’opinion publique. De ce côté-ci, pas de risque. Une fois de plus, le débat public s’est emparé de questions qui n’étaient pas les siennes. Sollicité des intervenants toujours plus en décalage, et fait preuve d’un étalage médiatique outrancier qui a montré les limites de son dispositif d’idées.

Comment ne pas citer le philosophe et intellectuel français Alain Finkielkraut qui déclarait à une heure de grande écoute sur LCI, que croiser des jeunes filles en crop top « le déconcentrait » ? Cette phrase, lâchée comme une sentence, n’est que la réinterprétation à la sauce Finkielkraut de la thèse selon laquelle la libido masculine est irrépressible. Et en toute logique, suggère la conduite des femmes face à ces pulsions inhérentes à l’homme. Une femme (rappelons-le, encore fille ici), si elle ne veut pas exciter les hommes, ne mets pas de crop top à l’école.

 

Banalisée encore, cette question de l’ingérence de la société sur le corps des femmes, lorsque l’IFOP prend l’initiative de lancer une enquête - qui sera plus tard publiée par Marianne - afin de demander aux français « Qu’est-ce qu’une tenue correcte pour les filles au lycée ? ». Et de rajouter des schémas et légendes précises, expliquer la tendance du no bra (fait de ne pas porter de soutien-gorge) et de juger de son adoption à l’école. Comme si le corps des filles arrêtaient de leur appartenir une fois qu’elles pénètrent dans l’enceinte de leur établissement scolaire. Au-delà de réponses ahurissantes, la démarche même de soumettre la tenue vestimentaire des jeunes filles au « suffrage universel », démontre les mécanismes de domination qui s’exercent plus que jamais au sein de sociétés que l’on pensait évoluées.

 

La sensation une fois de plus, qu’un sujet qui concerne une génération se discute sans jamais qu’elle ne soit invitée à la table des débats.

 

Tenue inappropriée

 

De l’abaya au crop top, du trop large au trop court, ce que révèle le bannissement des peaux découvertes, ou trop couvertes, c’est une conception instrumentale du corps des femmes, synonyme de dépossession. Et quand ce n’est pas l’école qui dépossède, c’est la sphère familiale ou religieuse que l’on accuse de déposséder. Lorsque l’on perd le contrôle, on accuse un autre potentiel bourreau.

 

La qualification de « tenue inappropriée » ne signifie rien d'autre qu'une assignation des filles à la potentialité sexuelle de leurs corps adolescents. Laisser entendre qu'un décolleté ou un ventre apparent dérange leurs camarades, voire les excite, c'est accepter comme une donnée intangible que les désirs masculins sont irrépressibles. Tout comme laisser entendre que trop se couvrir est forcément un signe d’endoctrinement, d’influence, de manque certain de libre-arbitre. Dans les deux cas, c’est l’école - État - qui se donne le droit de décider ce qu’invoque le vêtement. L’école qui pose son regard dessus, interprète et interdit.

La déferlante du mouvement #MeToo et, plus largement, la relance d’une dynamique féministe telle qu’elle se déploie depuis le début des années 2010, témoignent de ce que les mécanismes du contrôle social sur les corps féminins fonctionnent encore à plein régime, cinquante ans après le tournant de la révolution féministe. Malgré les revendications, les scandales, les mots dont on s’offusque, la responsabilité revient toujours aux jeunes filles. De choisir de se couvrir ou non, de se lever pour protester ou rester docilement assises.

 

Il se trouve que ce ne sont pas les filles qui sont responsables du harcèlement et des violences sexuelles qu’elles subissent. Ni du regard que la société choisit de porter sur elles, collectivement, chaque fois qu’un débat de ce type intervient, mais bien ceux que l’on n’éduque pas au respect des corps, des genres et des sexualités. Voilà la mission de l’école, éduquer, chercher plus loin que se conformer dans des schémas archaïques qui aliènent et perpétuent les mêmes oppressions. Changer de prisme, de stratégie d’enseignement, faire partager la responsabilité aux garçons, aux parents, aux professeurs, aux aînés. S’intéresser aux problématiques qui impactent réellement l’École républicaine et dont il est vital de se préoccuper.

 

Savoir que le regard qu’on impose aux jeunes filles françaises, peu importe leur grand écart vestimentaire, sera celui que l’on posera encore sur les femmes de demain.

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