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Crédit :La terre est à plat ©Getty - Daniel Grizelj

Capitalocène : le capitalisme comme principale cause du dérèglement climatique

Par Claire Fieux

Le dérèglement climatique nous aurait fait entrer dans l’ère dite de « l’Anthropocène ». Une nouvelle ère géologique où les êtres humains sont considérés comme une force écologique majeure. Cette vision est aujourd’hui remise en cause par les historien.ne.s et scientifiques qui souhaitent un terme plus précis. Un terme qui fait de l’industrialisation (et du dérèglement climatique) un processus résultant avant tout des dynamiques du capitalisme. C’est l’apparition d’un nouveau concept : le Capitalocène.

13 décembre 2023. La 28e conférence des parties sur le climat des Nations unies (COP28) qui se tient à Dubaï se clôture. Organisée par les Émirats Arabes Unies, l’un des premier pays producteurs de pétrole au monde, elle est présidée par Sultan Al-Jaber, aussi directeur général de la compagnie pétrolière publique du pays. Le sommet se conclut sur cette déclaration historique : un voeu de « transition vers l’abandon des combustibles fossiles » dans les systèmes énergétiques. Une nouvelle parole en l’air. La compagnie d’Al Jaber a déjà prévu d’augmenter sa capacité de production. La question se posait déjà. Mais elle refait surface avec encore plus de discernement. Pourquoi confier l’avenir climatique à un mania de l’énergie fossile, cause première de l’effondrement climatique ? Les lobbyistes se frottent les mains, et le capitalisme remporte encore, pour la énième fois, la victoire haut la main.

 

Autre question qui fait débat dans la communauté scientifique. Le changement climatique est-il imputable aux milliards d’êtres humains qui peuplent la planète, ou à une minorité d’entre eux, ayant imposé leur système politique et économique, reposant sur l’inégalité et la propriété privée des moyens de production, à savoir le capitalisme ? Les avis divergent entre celles.ceux qui défendent l’Anthropocène d’un côté, et le Capitalocène de l’autre. Ce débat est loin d’être une bataille sémantique car il va permettre de déterminer les causes historiques du dérèglement climatique, et surtout donner une version de la réalité qui pourrait bouleverser notre rapport au dérèglement climatique et notre mode de fonctionnement.

 

Nommer l’Anthropocène 

 

Le concept d’Anthropocène fait son apparition en 2002, lorsque le Prix Nobel de Chimie Paul Crutzen le choisit pour désigner une nouvelle ère géologique dans laquelle nous serions rentré.e.s et qui aurait mis fin à l’Holocène, époque qui s’étendait sur les 10 000 dernières années. Caractérisée par une stabilité climatique, elle aurait pris fin avec l’arrivée de l’ère industrielle. « L’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certaines des grandes forces de la nature », écrit alors Paul Crutzen (qui reprenait le mot du biologiste américain Eugene F. Stoermer). 

 

Quinze ans plus tard, le concept est débattu dans le vaste domaine scientifique : des sciences naturelles aux sciences humaines et sociales. Cette notion n’est pas officiellement validée par les géologues et suscite encore de nombreux questionnements concernant sa datation. Dans une interview à Regard sur la Terre, l’historien Christophe Bonneuil (auteur avec Jean-Baptiste Fressoz de L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, paru au Seuil en 2013), il aborde l’utilisation du terme Anthropocène comme « une audace intellectuelle » qui « permet une prise de conscience essentielle : nous ne vivons pas une crise environnementale mais une révolution géologique d’origine humaine »

 

Mais pour ces auteurs, comme de nombreux scientifiques, le concept a une faille considérable : il donne comme responsable l’être humain comme un tout indifférencié qui ne permet pas de cerner l’inégale responsabilité des groupes sociaux qui le composent. Il invisibilise le principal responsable : le capitalisme. « Il devient possible d’écrire des livres entiers sur la crise écologique, sur les politiques de la nature, sur l’Anthropocène et sur la situation de Gaïa sans parler de capitalisme, de guerre ou des États-Unis et sans mentionner le nom de la moindre grande entreprise », regrettent-ils. Le terme Anthropocène devient alors politique.

La proposition du Capitalocène

 

Andreas Malm est professeur d’écologie humaine à l’université de Lund (Suède). Dans un texte écrit pour l’Organisation des Nations Unies pour l'Education, la Science et la Culture (UNESCO), il raconte sa visite de l’île de la Dominique, récemment balayée par un ouragan en septembre 2017. Il la décrit comme une « merveille de splendeur naturelle, mais pauvre ». Les 70 000 habitants vivent de peu, « ne produisent que des empreintes carbones négligeables, et n’ont aucun pouvoir sur la fourniture mondiale d’énergie. Or, ce sont précisément eux qui ont péri sous les coups de boutoir de l’hypercyclone ». Il rappelle alors : « C’est en réalité un infime segment de l’espèce humaine qui détient les moyens de production et prend les grandes décisions en matière d’utilisation des sources d’énergie. Ce segment n’a qu’un seul but : devenir encore plus riche. Un processus appelé “accumulation de capital”, qui se poursuit inexorablement, indifférent au sort des Dominiquais et aux signaux toujours plus désespérés de la science climatique ». Malheureusement, c’est un exemple parmi tant d’autres.

 

Que faire pour rendre visible cette inégalité ? Devrait-on plutôt parler de Capitalocène pour désigner le véritable responsable ? C’est la proposition d’Andreas Malm, dans son ouvrage L’anthropocène contre l’histoire : le réchauffement climatique à l’ère du capital (éd. La Fabrique, mars 2017). «  Si l’on veut comprendre le réchauffement climatique, ce ne sont pas les archives de “l’espèce humaine” qu’il faut sonder mais celles de l’Empire britannique, pour commencer ». Il va aussi remettre en question l’image de la machine à vapeur, perçue par Crutzen et les scientifiques comme le symbole de la révolution industrielle, et donc de l’Anthropocène. C’est avant tout un outil détenu par des capitalistes anglais, « un outil redoutable pour discipliner la force de travail et une arme de guerre impérialiste ».

 

Le terme de Capitalocène est crucial pour ces scientifiques, pour repenser le mode de fonctionnement des sociétés humaines et mettre en lumière les principaux responsables de l’effondrement écologique. Mais le capitalisme est profondément ancré, voire inhérent des sociétés occidentales. Il est largement capable de s’auto-défendre. Rien de plus frappant que les COPs. « Si l’on veut assurer la pérennité des limites, le capitalisme reviendra tôt ou tard en force et luttera pour faire abolir ces limites. Si l’on veut maintenir ces limites, on est donc amené à remettre en question l’existence même d’un système qui ne tolère aucune limite », poursuit Andreas Malm dans une interview avec Reporterre.

 

Invisibiliser le rôle du capitalisme

 

Si l’Humanité est divisée quand il faut trouver les causes du dérèglement climatique, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) prouve que le réchauffement climatique n’est pas seulement un cycle de glaciation, mais bien un phénomène de réchauffement aggravé par l’activité humaine propre à une minorité avec un modèle économique basé sur l’idée d’une croissance et d’une production perpétuelle. La course du capitalisme détruit tout sur son passage, et exploite de manière toujours plus pesante les ressources naturelles limitées. « Après des siècles de croissance économique et de progrès scientifique, la vie aurait dû devenir calme et paisible, tout au moins dans les pays les plus avancées. La vérité est très différente. Malgré toutes nos réalisations, nous sommes constamment pressés de faire et produire toujours plus » écrit Yuval Noah Harari, historien et professeur d'histoire à l'université hébraïque de Jérusalem dans son livre Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir.

 

« Aujourd’hui, une fraction importante des détenteurs de capitaux créent de la confusion pour étouffer le savoir écologique et climatique. Cela a paralysé les gouvernants et permis aux multinationales de faire du profit pendant quarante ans … au détriment de l’humanité et de la vie sauvage », dénoncent Xavier Desmit et Alexis Merlaud, tous les deux chercheurs. Face au lobbyisme, à l’idéologie du greenwhashing et de la vaste blague d’un capitalisme vert, les scientifiques doivent faire face à un anti-discours produit par le capitalisme. Il y a l’apparition d’un mythe, d’une arche de Noé selon laquelle une énergie mystérieuse apparaîtra, à travers les néo-technologies ou ailleurs, et permettra à l’humanité de s’en sortir. « Trop de politiciens et d’électeurs pensent que, tant que l’économie poursuit sa croissance, les ingénieurs et les hommes de science pourront toujours la sauver du jugement dernier. S’agissant du changement climatique, beaucoup de défenseurs de la croissance ne se content pas d’espérer des miracles : ils tiennent pour acquis que les miracles se produiront », observe Yuval Noah Harari.

 

Le schème des inégalités 

 

Quand une catastrophe s’abat, les pauvres souffrent toujours bien plus que les riches, même si ce sont ces derniers qui sont responsables de la tragédie. Le réchauffement climatique affecte déjà bien plus la vie des plus pauvres dans les pays arides, notamment de l’Afrique de l’Est (Kenya, Éthiopie, Érythrée …), bien plus que la vie des Occidentaux.ales plus aisé.e.s.

 

En acceptant le terme d’Anthropocène, le monde accepte et reproduit le schème des inégalités : en faisant du responsable l’être humain dans sa globalité, les plus pauvres continueront d’en pâtir et les riches, d’agir en bonne conscience. Dans le monde capitaliste, la vie s’améliore uniquement quand l’économie croit. Aussi, il est injuste et complaisant de la part des plus riches d’exiger des plus pauvres les mêmes efforts qu’eux. Protéger l’environnement est une très belle idée, mais ceux qui n’arrivent pas à payer leur loyer s’inquiètent davantage de leur découvert bancaire que de la fonte de la calotte glaciaire. Le choix de cette appellation devient bien plus qu’un conflit entre scientifiques. Il y a derrière, dans l’ombre, un véritable enjeu de justice sociale.

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