Crédits : Armand Bécasse
Bibliographie d’autodéfense intellectuelle
Par la rédaction du Troisième Œil
Quoi de mieux qu’une bibliographie d’autodéfense intellectuelle pour commencer 2024 ?
L’année 2023 aura été particulièrement féconde pour l’extrême droite. Ne la laissons pas continuer sur sa lancée. Parties à la conquête de l’hégémonie culturelle et appuyées par des médias bollorisés, les droites extrêmes tendent à structurer le débat public, imposer leur vision du monde et phagocyter ce qui reste de la droite républicaine. Choc des civilisations, ensauvagement, déferlante migratoire, préférence nationale… Ces thèmes, longtemps réservés aux mouvements réactionnaires et/ou fascisants, sont devenus viraux. Alors que le bloc libéral au pouvoir peine à répondre aux inquiétudes des Françaises et des Français, les extrêmes droites prospèrent. L’heure est venue pour la gauche de se remobiliser afin d’imposer son récit et son imaginaire.
Avec notre sélection de 12 livres pour 2024 nous essayons, à notre échelle, de participer au débat d’idées. Politique, écologie, féminisme, économie, internationalisme, géopolitique… Notre bibliographie propose des ouvrages comme clés de compréhension du monde qui nous entoure. L’image du troisième œil répond justement à cette logique. Chakra synchronisant les deux hémisphères du cerveau dans l’hindouisme, il permet de percevoir la vie de manière lucide, entre intuition et intellect.
Ouvrir son troisième œil, en voilà une belle résolution pour 2024 !
La Peste, Albert Camus (Gallimard, 1947, 336 pages)
Publiés en 1947, les mots d’Albert Camus dans La Peste dépeignent une époque gangrenée par le fascisme et alertent sur la résurgence d’un tel phénomène. En usant de la métaphore de la maladie, l’auteur décrit le quotidien d’habitants d’Oran, tous et toutes peu à peu consumés par la peste. Les personnages, cloisonnés dans leur ville, réagissent différemment face à la pandémie : lutte contre la propagation, renonciation à l’action collective, retrait vers la religion… Camus expose l’éclatement d’une société menacée par le totalitarisme. Une situation que l’auteur n’avait pas anticipée mais redoutait déjà lors de l’écriture de La Peste. Notre société contemporaine, plus que jamais concernée par la montée de telles idées, se fait l’écho de ce roman.
Que ce soit en Europe, avec l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni en Italie mais aussi aux Pays-Bas avec la victoire de Geert Wilders aux législatives, ou encore en Amérique depuis l’élection de Javier Milei, l’extrême-droite se banalise et gagne du terrain sur le plan idéologique.
La Seconde Guerre mondiale, considérée comme une des périodes les plus inhumaines de l’Histoire, a instauré un devoir de mémoire. Aujourd’hui, cette responsabilité faillit. Le dernier passage du livre prévient, un tel épisode n’est jamais vraiment derrière nous : “Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait que cette foule en joie ignorait, et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.”
Pour un soulèvement écologique, dépasser notre impuissance collective, Camille Étienne (Seuil, 2023, 161 pages)
Les glaciers fondent. Ce n’est une nouvelle pour personne, surtout pas pour Camille Étienne. L’essayiste de 25 ans observe la crise climatique depuis son enfance. Juchée dans ses Alpes natales, du haut de sa fenêtre, elle a vu les neiges éternelles s’épuiser. Depuis, elle alerte. Elle tente de rendre palpable le danger qui nous guette. Pas par une approche comptable et scientifique de la crise climatique, mais en racontant ce qu’elle signifie concrètement, pour les gens et leurs environnements.
Cet essai, son premier, réussit le grand écart de faire peur et de donner espoir. Il pousse à l’action face à l’immobilisme latent. Pour autant, Camille Étienne ne raconte pas la jolie - mais naïve - histoire du colibri et des petites actions individuelles salvatrices. Non, pisser sous la douche et supprimer ses mails ne suffiront pas. Dépasser l’impuissance, c’est s’engouffrer dans l’espace médiatique et politique. Agir, c’est se soulever collectivement.
Dans cet ouvrage, l’autrice commence par démystifier. Le Greenwashing, la croissance verte, le salut par la technologie, le déclic écologique quasi mystique : tout est dézingué. Ensuite, elle raconte le lien intime que nous sommes censés entretenir avec les terres que l’on arpente. « Les territoires nous façonnent sûrement autant qu’on les façonne », avance-t-elle. À l’heure de l'hyper communication, nous qui sommes tant déconnectés de nos racines devrions en prendre de la graine. Enfin, elle nous enjoint à nous soulever collectivement. L’inaction climatique n’en est pas une. Il s’agit en fait de l’action délibérée des puissants qui détruisent le vivant. Face à eux, soulevons-nous. « Être radical signifie aller à la racine du problème », nous rappelle-t-elle.
Soyons radicaux.
En somme, cet essai de Camille Étienne parvient à vulgariser sans infantiliser, à faire peur sans pétrifier, à raconter les enjeux actuels avec humour et gravité. La militante se nourrit des travaux de chercheurs, penseurs, et militants, pour nous servir une réflexion accessible et complète. Elle prouve que la question écologique est éminemment politique, et que les luttes sociales et décoloniales s’y mêlent. Camille Étienne n’hésite pas à charger les multinationales et l’État. « Il est temps de reprendre nos terres », nous glisse-t-elle au fil des pages.
La tricontinentale. Les peuples du tiers-monde à l'assaut du ciel, Saïd Bouamama (Éditions Syllepse, 2016, 192 pages)
Janvier 1966 dans la capitale cubaine, La Havane, se tient un rassemblement historique qui rassemble des centaines de participants venus des trois continents soumis à la domination impérialiste : l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. Sous l’égide de Cuba, la conférence rassemble les deux grands courants anti-impérialistes des années 1960, les socialistes et les nationalistes. La conférence de La Havane permet leur convergence dans un contexte de décolonisation et de lutte pour le droit à l’autodétermination. Cuba devient le phare de la révolution mondiale et l’espoir des peuples du tiers-monde de s’émanciper grâce à l’issue révolutionnaire. Selon les mots du Che, il fallait pour vaincre l’empire états-unien « créer plusieurs Vietnam » afin de l’affaiblir sur plusieurs fronts.
Si le livre retrace la genèse et l’influence de la Tricontinentale, Saïd Bouamama nous éclaire sur les luttes internationalistes et anticolonialistes en replaçant cette conférence dans le temps long. Le choix est fait de retracer l’histoire de cette lutte pour l’autodétermination des peuples dans la durée en partant du congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920 jusqu’aux luttes altermondialistes actuelles en passant par la conférence de Bandung de 1955.
On croise dans ce livre les analyses de grandes figures du tiers-monde : Nehru, Nasser, Amilcar Cabral, Ho Chi Minh, Castro, Ben Barka (révolutionnaire marocain assassiné avec l’aide de la France). Elles permettent un décentrage bienvenu sur l’Histoire de ce tiers-monde trop souvent oublié et occulté.
Si les espoirs et les objectifs de cette conférence n’ont pas tous aboutis loin de là, le livre de Saïd Bouamama donne une compréhension en moins de 200 pages des victoires et des limites de ces mouvements internationalistes et nous alerte sur le manque de renouvellement d’instances de ce type qui permettent un soutien aux luttes des « damnés de la Terre ».
Pour ceux qui n’apprécient guère la lecture mais que le sujet intéresse nous conseillons le visionnage du documentaire « Cuba, une odyssée africaine», disponible en ligne et qui retrace l’histoire de l’appui de Cuba aux luttes africaines pour l’indépendance.
Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet (Zones éditions, 2018, 240 pages)
A travers l’emblématique figure de la sorcière, Mona Chollet pointe du doigt les schémas inégalitaires et les modes de pensée répressifs qui perdurent depuis l’Antiquité. Dans la fiction comme dans l’Histoire, la figure de la sorcière est esquissée pour faire peur. Non pas parce qu’elle pourrait jeter des sorts mais parce qu’elle est représentée vieille, célibataire, sans enfants, maligne, moche, et indisciplinée. Les femmes effraient quand elles ne sont pas dociles, naïves, quand elles ont un “soi”, et n’existent pas que pour les autres.
La journaliste au Monde Diplomatique tisse les liens entre le traitement historique de ces femmes et l'héritage dont les sorcières modernes affranchies des dominations font les frais aujourd'hui. Elle pense ce sujet déjà original sous un angle encore plus atypique, en ne dressant pas de ces femmes un portrait de victime, mais celui d’invaincues.
“Aller débusquer, dans les strates d’images et de discours accumulés, ce que nous prenons pour des vérités immuables, mettre en évidence le caractère arbitraire et contingent des représentations qui nous emprisonnent à notre insu et leur en substituer d’autres, qui nous permettent d’exister pleinement et nous enveloppent d’approbation : voilà une forme de sorcellerie à laquelle je serais heureuse de m’exercer jusqu’à la fin de mes jours” (p.41, introduction)
Pour illustrer ses propos, Mona Chollet a richement documenté son essai de sources sociologiques, politiques ainsi que d'innombrables références à la pop culture. On peut aisément trouver entre deux citations de Françoise d’Eaubonne et de Silvia Federici, une réplique de Charmed et un tweet de Donald Trump. La débordante richesse de références pourrait desservir la fluidité du récit, mais au contraire, c’est là qu’est logé le charme de sa plume d’une vivacité qui ne pardonne pas. Armée de punchlines poilantes et incisives, elle éclaire son récit avec des exemples parlants, qui invitent à avoir une réflexion féministe au quotidien.
Traité d’économie hérétique, en finir avec le discours dominant, Thomas Porcher (Fayard, 2018, 223 pages)
« Mener une autre politique économique, c’est finir comme le Venezuela. » Une affirmation comme celle-ci, vous l’avez entendue mille fois. Depuis une trentaine d’années, la grille de lecture des économistes libéraux est considérée comme une vérité naturelle indiscutable. Relayée par les sphères politique et médiatique, celle-ci s’impose aux Françaises et aux Français. Dans Traité d’économie hérétique, Thomas Porcher offre une contre-argumentation afin de « regagner la bataille des idées, refuser ce prêt-à-penser libéral qu’on nous vend comme du simple bon sens, se libérer de la servitude volontaire ».
L’économiste hétérodoxe rappelle que pour s’affranchir du cadre de pensée libéral, il est nécessaire de comprendre que l’économie est une science humaine. Ses résultats sont donc discutables. Le consensus en économie n’est pas un synonyme de vérité scientifique, d’autant plus qu’il évolue.
Pour Thomas Porcher, ceux qui « ont intérêt à ce que le cadre de réflexion ne change pas, […] sont ceux qui en profitent ».
La dette publique n’est pas une fatalité. La réussite individuelle est un mythe. La flexibilisation du marché du travail n’est pas une solution au chômage. Ce dernier n’est pas dû au comportement inapproprié des demandeurs d’emploi mais à des politiques macroéconomiques inadaptées. Le libre-échange ne peut permettre aux pays pauvres de se développer puisqu’il ne sert que l'intérêt des multinationales. La financiarisation de l’économie a été une catastrophe pour les salariés et les entreprises.
Véritable manuel d’autodéfense intellectuelle, Traité d’économie hérétique nous offre les outils pour réclamer une hausse du SMIC, une réduction du travail hebdomadaire, une revalorisation des pensions de retraite, plus d’hôpitaux et de services publics, une véritable politique de lutte contre le dérèglement climatique. Bref, tout ce qui pourrait améliorer nos conditions de vie.
Un peuple qui marche au pas, les Russes sous Poutine, Ksenia Bolchakova, Veronika Dorman (JC-Lattès, 2023, 250 pages)
Entendre enfin les voix russes étouffées par le régime de Poutine. Deux journalistes, anciennes correspondantes en Russie, décident de retourner sur leurs terres natales pour constater puis raconter le lavage de cerveau signé Poutine, “les rouages d’un endoctrinement géant, celui de tout un peuple”.
Les autrices s’installent dans le salon des familles, regardent ensemble la télévision toute-puissante. Parfois, elles ne reconnaissent plus leur pays ni le peuple russe. Comment ceux qu’elles côtoyaient autrefois, et tant d’autres, ont-ils pu soutenir la guerre en Ukraine ? Elles confrontent avec lucidité les réalités d’un pays manipulé jusqu’à l’intimité des foyers. Le récit qui suit ce voyage laisse transparaître les émotions qui les traversent, autrefois petites filles russes et aujourd’hui journalistes en France.
Cette histoire raconte la guerre autrement, à travers les voix qu’il est trop rare d’entendre. Elle rappelle que la doctrine de la “grandeur russe” passe avant tout et surtout par l’anéantissement de la pensée libre et éclairée du peuple.
Une lecture indispensable à quiconque souhaiterait mieux comprendre la guerre, dans son volet le plus intime et le plus pernicieux.
Comment s’occuper un dimanche d’élection, François Bégaudeau (Editions Divergentes, 2022, 130 pages)
« Le choix de voter ou non n’est pas un choix politique ». C’est le genre d’incipit qui ne laisse pas indifférent, et c’est par cette formule que François Bégaudeau, écrivain et scénariste français, a choisi de commencer son livre Comment s’occuper un dimanche d’élection.
« Des gens sont morts pour ça », « vous cautionnez le système », ou « si vous ne votez pas alors ne n’avez rien à dire aux politiques appliquées ». Ces remarques-là, nous les avons déjà entendues, nous avons même pu les adresser à des proches. Car quand il s’agit de l’élection, alors nous, jeunes électeur·rices de gauche, sommes pris par de vieux réflexes et raccourcis de jugement qui voient l’élection comme le meilleur moyen de faire advenir quelque chose de différent. Quoi de plus normal à la vue du raidissement autoritaire que de vouloir l’avènement d’une politique véritablement progressiste?
Cet empressement se fait aux dépens de ce que l’on pourrait décrire comme une froideur analytique que l’on se doit de poser sur l’élection, qu’elle soit municipale ou nationale.
Par qui a-t-elle été pensée ? Mais surtout, pourquoi a-t-elle été instaurée, et à quel camp politique bénéficie-t-elle dans son fonctionnement ordinaire ? Cette froideur analytique, Bégaudeau se charge de l’appliquer à ce qu’il appelle « le dispositif électoral », analyse effectuée dans son style caractéristique fait de formules piquantes et ironiques employées à dessein pour titiller l’électeur·rice que nous sommes tous et toutes. Car selon lui, l’heure n’est plus à la passivité politique dans laquelle nous plonge à dessein le dispositif électoral. Ne nous donnons pas comme objectif politique la victoire à une élection, préférons la politique, la vraie. Celle qui s’exerce au quotidien dans nos positions, nos engagements, nos actes.
Civilizations, Laurent Binet (Grasset, 2019, 384 pages)
Et si Christophe Colomb n’était jamais revenu de son voyage vers les Indes ? Et si les Incas avaient conquis l’Europe du XVIe siècle ? Dans Civilizations, Laurent Binet imagine une autre histoire de la mondialisation. Dans cette uchronie, Atahualpa découvre une Europe déchirée par les guerres de religion et les querelles dynastiques. Forts des anticorps, du fer et des chevaux apportés en Amérique par les Vikings 400 ans plus tôt, l’empereur inca et ses hommes font jeu égal avec les Européens. Alliés aux minorités persécutées par le christianisme, ils profitent des divisions du Vieux Continent pour s’emparer du pouvoir et répandre la « religion du soleil ».
« Atahualpa proclama que les conversos, juifs, morisques, luthériens, érasmiens, sodomites, sorcières, étaient désormais sous sa protection. » L’Europe de Charles Quint est remodelée par le « Réformateur du monde ». Elle devient le « Cinquième Quartier », extension de l’empire inca outre-Atlantique.
Élevé par des parents communistes, Laurent Binet réalise son utopie au travers du personnage d’Atahualpa : réforme agraire, redistribution des richesses, liberté religieuse, prise en charge des pauvres par l’État, rejet de la propriété privée. Ici, la Renaissance n’accouche pas des bases du capitalisme mais d’un proto-socialisme.
Avec beaucoup d’ironie et des références pointues à l’histoire – réelle – du XVIe siècle, Laurent Binet propose un roman très accessible où se mêlent les cultures européenne et précolombienne.
La paix des ménages : Histoire des violences conjugales XIXe-XXIe siècle, Victoria Vanneau (Anamosa, 2016, 381 pages)
Dans un ouvrage théorique paru en 2016 - année qui marque la création du macabre décompte des féminicides en France par l’association Féminicides France - Victoria Vanneau, autrice et historienne du droit, retrace les législations et les jurisprudences, dressant l’histoire des violences conjugales. Depuis le XIXe siècle, le droit oscille entre complaisance et amorces de sanctions.
C’est avec le rappel de l’article 213 du code civil de 1804 « Le mari doit protection à sa femme et la femme obéissance à son mari » que se dessine le fil rouge d’une lente évolution du droit et des moeurs. En 1995 seulement, la France établit dans un rapport pour l’ONU une définition officielle : « La violence conjugale se définit comme un processus au cours duquel un partenaire exerce des comportements agressifs et violents à l’encontre de l’autre, dans le cadre d’une relation privée et privilégiée. (…) Elle s’exerce sous diverses formes : verbale, psychologique, économique, physique, sexuelle. » Entre les deux siècles, la question des violences conjugales est surtout venue répondre à un problème social immédiatement identifiable et est devenue une catégorie officielle de l’espace médiatique en même temps qu’une préoccupation des pouvoirs politiques, qui parlaient alors de « femmes battues ».
Si l’ouvrage permet ainsi de lister et comprendre les mécanismes législatifs et administratifs qui ont longtemps cloisonné la question, Victoria Vanneau nourrit son propos par un travail d’archives élémentaire qui permet d’entrevoir les mœurs de chaque décennie.
Fort de sa rigueur, l’essai s’achève sur une phrase qui fait état d’un constat amer sur la situation française actuelle, malgré les évolutions pénales : « Comme l’Odyssée, décidément, l’histoire du droit est toujours celle des succès vains ».
Shabbat, ma terre : trois propositions pour repousser le jour du désastre, Jean Rouaud (Gallimard, 2023, 42 pages)
« On peut imaginer Dieu au soir du sixième jour se passant la manche sur le front pour éponger la sueur qui y goutte en déclarant que ça suffisait bien ». Dans ce tract d’une cinquantaine de pages, Jean Rouaud, auteur français récompensé du prix Goncourt en 1990, nous emmène dans un petit périple écolo-religieux pour tenter de nous raisonner sur notre rythme effréné de consommation poussant la terre à sa destruction.
En commençant par nous démontrer que même la terre a besoin de son repos (l’hiver), l’auteur décortique notre système de consommation actuelle d’une simplicité qui le rend absurde et mauvais. D’abord greffé au rythme des saisons à l’époque du Paléolithique, le Néolithique et sa grande révolution de l’agriculture a été le point de départ de l’exploitation des hommes, des animaux et des ressources jusqu’à la moelle « Ce qui est bien dans la logique progressiste : que jamais la production ne s’arrête. Pas de shabbat, pas de dimanche pour les machines. Et les hommes suivent au rythme infernal du cirque consumériste. Et ça se dit libre. »
Jean Rouaud nous propose alors trois solutions, aussi basiques que malheureusement improbables pour essayer de sauver notre terre, notre maison, notre mère : repos pour la terre, bien-être animal et retraite pour les hommes.
Les tracts Gallimard sont devenus une passion, l’un de mes péchés mignons. Court, concis et variés, ils permettent souvent d’ouvrir sa réflexion sur des sujets auxquels nous n’aurions pas forcément prêté attention. Et je dois dire que parmi le panel que j’ai eu la chance de lire, Shabbat, ma terre est mon préféré. C’est sûrement grâce à l’écriture cynique de Jean Rouaud, ou peut-être parce que le sujet est traité avec une simplicité et un discernement qui nous permet de voir clair sur les solutions pour sortir de cette boucle infernale, que je choisis celui-ci plutôt que les autres.
Je ne peux que vous le conseiller si vous cherchez à regarder les débats sur l’écologie et la surconsommation d’un autre angle, plus vivant, plus concret.
La Grande Confrontation, comment Poutine fait la guerre à nos démocraties, Raphaël Glucksmann (Allary Editions, 2023, 141 pages)
Dans la lignée de son père André, à qui il rend un émouvant hommage, Raphaël Glucksmann poursuit son engagement en faveur de la démocratie. Il se concentre sur la Russie de Poutine, analysant son comportement envers les démocraties occidentales à partir des travaux de la “Commission spéciale sur les ingérences étrangères (INGE)” du Parlement de l’Union européenne, qu’il préside depuis 2020. Le livre expose la guerre en Ukraine comme un acte intégré dans un processus plus vaste de corruption, détaillant comment la Russie a influencé l’industrie européenne, en particulier allemande, pour favoriser l’utilisation du gaz russe.
Glucksmann explique que “la corruption devient alors trahison” et tente d’élucider comment les élites politiques occidentales n’ont pas pris en compte les informations dont ils disposaient sur les intentions russes, pourtant claires, puisque “la guerre est notre idéologie nationale” disait Piotr Tolstoï, vice-président de la Douma, peu avant l’invasion du 24 février 2022. Ce livre permet d’explorer divers aspects tels que la perturbation électorale, le mépris du droit international, les subversions fascistes et les propagandes soutenues par l’argent russe : “les règles de la mafia russe doivent remplacer le droit international”, analyse Glucksmann.
La guerre en Ukraine est l’occasion d’un réveil douloureux et difficile qui conduit à constater que la bravoure et la résistance des Ukrainiens sont les qualités qui manquent probablement aux peuples européens : “nous avons besoin de l’Ukraine parce qu’elle regorge de l’énergie vitale qui nous manque”.
Cette guerre, si nous n’y prenons pas garde, préfigure d’autres désillusions dramatiques. Glucksmann propose des pistes de résistance pour guider les démocraties sur leur chemin délicat, soulignant l’importance cruciale de l’Ukraine dans cette lutte.
Désobéir, Frédéric Gros (Albin Michel, 2017, 242 pages)
Désobéir de Frédéric Gros est une exploration profonde et réfléchie du concept de désobéissance civile, mettant en lumière son importance dans la société contemporaine. L'auteur commence par définir la désobéissance comme un acte conscient de refus des règles établies. Il explore différentes formes de désobéissance, allant de la contestation individuelle à des mouvements sociaux plus vastes. Gros remet en question l'idée que la désobéissance est toujours synonyme d'anarchie, soulignant plutôt son potentiel d'être une force positive pour le changement.
L'ouvrage aborde la question éthique de la désobéissance en soulignant que le désobéissant agit souvent par conviction morale. L'auteur explore des exemples historiques et contemporains pour illustrer comment la désobéissance peut être guidée par des principes moraux fondamentaux. L'analyse encourage le lecteur à réfléchir sur la légitimité morale de la désobéissance et à considérer son rôle dans la construction d'une société plus juste.
Un thème central de l'ouvrage est la relation entre la désobéissance et la liberté individuelle. L'auteur soutient que la désobéissance peut être un moyen de préserver et de protéger sa propre liberté face à des structures sociales oppressives. Il examine comment la désobéissance peut être perçue comme un acte de résistance qui affirme la dignité humaine et l'autonomie individuelle.
Frédéric Gros invite le lecteur à repenser la désobéissance comme un instrument de résistance, non seulement contre les autorités oppressives, mais aussi contre la passivité intellectuelle.
En fin de compte, Désobéir n'est pas simplement une justification de la désobéissance, mais un appel à l'action et à la réflexion. L'auteur incite les lecteurs à considérer leur propre capacité et responsabilité de désobéir lorsque cela est nécessaire. L'ouvrage encourage à ne pas accepter passivement les normes établies, mais plutôt à engager un dialogue critique avec la société. Désobéir offre une analyse approfondie de la désobéissance civile, encourageant les lecteurs à réfléchir sur la nature de l'autorité, la morale individuelle et le rôle de la désobéissance dans la construction d'une société plus juste. L'ouvrage stimule la pensée critique et invite à considérer la désobéissance comme un acte potentiellement puissant pour le progrès social.