© Amanda Chaparro
Amanda Chaparro : écrire au plus près de son Monde
Par Léna Lebouteiller
Amanda Chaparro est correspondante au Pérou et en Bolivie pour le journal Le Monde. En rupture avec la couverture médiatique des crises politiques, la jeune femme franco-péruvienne se place auprès des populations. Son récit fait voler en éclat la chimère d’une neutralité absolue, bien qu’il témoigne d’un fort attachement à des valeurs déontologiques fondamentales.
En 2019, le journal Le Monde pense à elle pour couvrir les actualités péruvienne et bolivienne. Après six ans au poste de journaliste rédactrice à France 3 et sept ans à celui de rédactrice-journaliste reporter d’images à Arte, Amanda Chaparro s’installe dans les Andes péruviennes. « Le Monde ne se refuse pas », juge-t-elle. Au-delà du prestige attaché à ce journal de référence, le peu de correspondants basés en Amérique latine y restent en général des années. La variété de rubriques structurant la rédaction du Monde lui donne la possibilité d’écrire très régulièrement. Pour Amanda, c’est une « formidable opportunité » et un « défi à relever ».
La force des rencontres
Atterrir au Pérou n’est pas anodin. D’origine quechua, son père a grandi à Cusco, au milieu de la cordillère des Andes. À l’occasion d’une mission pour les Nations unies, il voyage en France, rencontre la mère d’Amanda et reste vivre de ce côté de l’Atlantique. « Il n’a jamais été question que l’on aille vivre au Pérou », se souvient Amanda. Dans leur domicile familial du Val d’Oise, une ambiance latino-américaine bouillonnante prend toute la place, des bouquins à la musique, en passant par la cuisine. Toute une partie de sa famille vit encore là-bas. « Quand j’ai mis les pieds au Pérou, j’étais déjà dans un univers familier”, raconte-t-elle. Très attachée au pays, elle sait qu’en devenant correspondante pour Le Monde au Pérou et en Bolivie – deux pays qui partagent de longs segments d’histoire, des cultures et des peuples –, elle écrira avec son propre vécu en bagage.
À l’adolescence, la jeune femme pense suivre les traces de ses parents dans des organisations internationales. Mais après des stages dans des Organisation non gouvernementale (ONG) et à l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), elle se rend compte que tout cela est « plan-plan ». Restée jusqu’alors dans un coin de sa tête, l’idée de devenir journaliste finit par l’emporter : elle pourra parler plusieurs langues, toucher à tout, faire du terrain et surtout, être dans le concret. De journaliste, elle ne connaissait qu’une voisine dans son immeuble. Alors après un bac S, hypokhâgne, des années en fac d’histoire et un échange universitaire à Londres, elle pousse les portes de l’Institut français de presse. Elle se spécialise en télévision, puis « par la force du hasard » se réoriente en presse écrite.
Écrire d’où l’on est Guy Parent, chargé de cours à l’École des médias de l'Université du Québec (Montréal), a dédié son mémoire à la question de l’objectivité journalistique. Publié en juin 2021, il y avance que le journalisme est un « exercice de découpage de la réalité » et que les journalistes sont « tributaires de leur propre subjectivité et des multiples conditionnements qu’ils ont reçus ». La correspondance à l’étranger a ceci de particulier – et de précieux – que cette subjectivité s’installe à des milliers de kilomètres de son lectorat, auprès des populations qui font les histoires que l’on rapporte. Pour Amanda, vivre dans les Andes est une chance. Dans ce milieu relativement rural, elle est proche des populations autochtones (principalement quechua et aymara) avec qui elle tisse des liens de confiance et qui deviennent des sources de première main.
En décembre 2022, après sa tentative de dissolution du Congrès et acculé par de multiples affaires de corruption, l’ex-président Pedro Castillo est destitué. Aux quatre coins de l’immense Pérou et notamment dans les Andes, des milliers de manifestants réclament le renouvellement du Congrès, la démission de la nouvelle présidente Dina Boluarte jugée illégitime, des élections anticipées et, pour certains, le retour au pouvoir de Pedro Castillo. S’ensuit immédiatement une répression sanglante des contestations par les forces de l’ordre péruviennes, sous la coupe de la présidente nouvellement investie. Amanda, dans les Andes, vit et témoigne de ces violences. « Je me trouvais au cœur du conflit, avec mes voisins, avec ceux qui formaient mon quotidien [...] Je me suis positionnée auprès des populations », se rappelle-t-elle.
Dans un édito publié par la revue péruvienne Díatreinta en octobre 2016, le journaliste Richard Licetti soutient justement qu’il faut préférer la transparence à l’impartialité : il faut « humaniser les contenus journalistiques avec ces sensations, impressions et émotions desquelles nous, individus, sommes par nature dépositaires ». Pour Amanda, tout journaliste est « engagé » car socialement situé, ni plus ni moins. Comment ne pas se sentir engagé au sens premier du terme, quand « tu pars en manif et que tu sais que tu peux te prendre des billes de plomb » ?
Interview avec des garde-forestiers pour France 24 © Amanda Chaparro
“La neutralité a complètement volé en éclats”
En se rapprochant des femmes et des hommes au coeur de l’actualité et par sa simple existence en tant que journaliste française sur le sol péruvien, Amanda incarne une rupture avec les discours communicationnels qui sont l’adage des médias nationaux dominants, concentrés entre les mains d’une élite liménienne proche du gouvernement. Quand éclate la crise politique en décembre dernier, « la neutralité au Pérou n’existe pas : elle a complètement volé en éclats », se remémore-t-elle. Elle pense qu’en tant que journaliste, regarder la télévision est son devoir. La violence des images et des éléments de langage diffusés par la télévision nationale la subjuguent. Les journalistes font des papiers d’opinion, balancent çà et là leurs commentaires personnels et leurs sentiments, se font l’écho des pouvoirs en place. La plupart se focalisent sur les vitres brisées, les pavés arrachés et les routes bloquées. « Complètement surréaliste », ajoute Amanda, l’air encore indigné. Au Pérou, la notion même de « neutralité » n’a aucun sens.
D’ailleurs, si j’ai choisi de rencontrer Amanda Chaparro, c’est pour l’humanité qu’elle laisse transparaître dans ses papiers, en décalage avec le traitement médiatique péruvien (dépeignant les manifestants comme des terroristes) et européen (rare ou imprécis). Comme personne d’autre, Amanda Chaparro couvrait alors pour Le Monde l’immensité des atrocités commises au pas de sa porte et ailleurs dans son pays. Pour elle, la neutralité journalistique est un non-sens car chaque angle est un arbitrage. Amanda l’affirme : « À travers les angles proposés, les thèmes, les façons de traiter les sujets, je dois faire des choix et donc, tous les jours, je mobilise ma subjectivité. Par exemple, je vais voir les victimes [de la répression policière] à Puno parce que je veux qu’on en parle ». Plutôt qu’un synonyme de méfiance, ce parti-pris assumé est un gage d’honnêteté pour les lecteurs, « contents quand ils sentent qu’on est vraiment sur place ». Cette posture éthique rejoint celle du journaliste péruvien Richard Licetti, qui « [croit] que la transparence est un atout inestimable en toute circonstance et que, pour regagner de la crédibilité, les médias et les journalistes ont tout intérêt à se présenter sans demi-mesure ».
Lors d'une manifestation antigouvernementale à Lima l'été dernier, des heurts éclatent entre forces de l'ordre et manifestants. Juillet 2023. © Angela Ponce / Reuters
Remise à l’équilibre
C’est dans ce contexte explosif qu’Amanda choisit tout naturellement de donner la parole aux invisibilisés, aux blessés, aux proches endeuillés de l’une des cinquante personnes tuées par la police dans les manifestations. N’est-ce pas problématique de mettre de côté le contradictoire ? Amanda l’affirme sans sourciller : « Il s’agit de rétablir un certain équilibre. Les forces de police ont toute latitude pour parler dans les médias si elles le souhaitent. [...] Toutes les opinions ne se valent pas. » Cette logique de « remise à l’équilibre » sous-entend que la pratique de la neutralité peut devenir l’ennemie du journalisme. Guy Parent, dans son mémoire, met justement en garde contre une neutralité qui « peut devenir fallacieuse et créer de fausses équivalences dérobant la vérité aux regards des citoyens ».
Cette remise à l’équilibre s’accompagne d’une mise en perspective historique et sociale, une précision essentielle pour rendre intelligible une situation complexe se déroulant à une dizaine de milliers de kilomètres du lectorat du Monde. Presque seule à parler du Pérou, Amanda est consciente de la fenêtre énorme qu’elle ouvre sur ce pays, et, forcément, de la responsabilité et de la pression qui y sont liées. « Pour couvrir la crise politique péruvienne, je faisais doublement attention au choix des mots », précise-t-elle. De simples guillemets à « coup d’État » indiquent la prise de position de celui ou celle qui signe le papier. Mais au-delà de cette prudence inhérente à son travail, Amanda n’a jamais ressenti au Monde une quelconque objectivité forcée ou un besoin de s’auto-censurer. D’autant plus qu’avec le renouvellement des chefs de la rubrique internationale il y a quelques années, la ligne éditoriale autour de l’Amérique latine est davantage située à gauche qu’auparavant.
Partout journaliste
Tout en balayant l’idée d’une neutralité journalistique autrefois sacralisée, Amanda insiste sur les valeurs déontologiques qui la lient à son média et à l’essence même de son métier : « le cap du journaliste selon moi n’est pas la neutralité absolue mais le professionnalisme, la recherche de la véracité, le respect d’une éthique journalistique ». A travers son métier, elle ne défend aucune cause, et ne confond pas journalisme avec militantisme. Lutter, elle le fait en dehors de son travail. Elle est passée par de multiples associations lorsqu’elle vivait encore en France, notamment celles d’aide aux migrants. Maintenant, elle est affiliée à la Confédération française démocratique du travail (CFDT) au sein de sa rédaction. Elle s’intéresse à la précarité que subissent beaucoup de pigistes, une préoccupation manifestée auparavant par son appartenance au collectif Génération précaire. Elle délimite son métier et son engagement associatif par une frontière éthique non négociable.
En France ou au Pérou, pour France 3, Arte ou Le Monde, une mission est commune : rendre accessible une actualité sans la décomplexifier à l’extrême. Même lorsqu’elle pige pour des médias plus ouvertement engagés, comme Politis ou Reporterre, elle assure ne pas écrire de manière différente : « Les règles journalistiques sont les mêmes. Je consulte et recoupe les mêmes sources. Je choisis un certain nombre d’interlocuteurs. Ce sont les mêmes techniques, codes et outils que l’on utilise où que l’on soit. »
Plutôt que de se forcer à la neutralité, Amanda songe pour chacun de ses sujets à des thématiques qui résonnent auprès de son lectorat français. Lors de son reportage auprès des victimes de la répression policière, cela fait une semaine qu’ont éclaté les heurts à Sainte-Soline. Elle sait ainsi que ses angles feront écho en France. Cette faculté de faire accéder au sensible, au sens le plus profond d’une actualité, donne sa valeur ajoutée à tout correspondant. Amanda n’est pas une technicienne de l’information. Elle fait partie des journalistes qui, d’après les termes de Guy Parent, sont « capables de s’observer et d'analyser leurs sentiments et les émotions qu’éveille en eux la confrontation aux réalités dont ils ont vocation à rendre compte ». Cette réflexivité est pour elle constante, intrinsèque et essentielle en tant que correspondante. « Toute ma vie, je m’interroge sur l’exercice de ce métier qui m’octroie une énorme responsabilité. [...] Il faut savoir rester humble face à notre sujet d’étude et pouvoir reconnaître éventuellement des erreurs. »